(PARIS) Quatre-vingt-cinq millions de disques vendus. Vingt-six albums studio. Cinq albums live. En 57 ans de carrière, Sheila a multiplié les tubes, enregistré avec des producteurs réputés et donné des spectacles dans le monde entier. Mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, la chanteuse française n’a jamais mis les pieds chez nous.

« Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça », dit-elle en entrevue, d’un ton sans appel.

Autant dire que sa participation au spectacle La tournée des idoles est un événement.

L’opération a certes tout d’une usine à saucisses. Une quinzaine d’artistes « rétros », dont Patsy Gallant, Plastic Bertrand, Michèle Richard, Claude Valade, Enrico Macias, Gérard Lenorman et Gilles Girard des Classels, se succéderont sur la scène du Centre Vidéotron, à raison de trois chansons par tête de pipe. Pas idéal. Mais pour Sheila, c’est peut-être la meilleure façon de casser la glace au Québec, où on la connaît finalement assez peu.

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Sheila en compagnie du musicien et producteur américain Nile Rodgers

Sheila ? Ça remonte à loin, les amis. En 1962, la chanteuse sort de l’ombre grâce à la chanson L’école est finie. Du jour au lendemain, elle devient l’idole des adolescents et l’icône du yéyé made in France, à l’instar des Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, France Gall et Françoise Hardy. Ses chansons, pour la plupart des traductions de succès anglophones, cartonnent. On la voit partout, dans les journaux, à la télé, sur les boîtes de savon à lessive.

Comme celle de tant d’idoles des jeunes, sa carrière aurait pu tourner court. Mais la chanteuse survit aux modes et aux vrais/faux scandales (« Sheila est un homme ! ») en s’installant durablement sur les palmarès avec des tubes en série : Première surprise party, Bang bang, Le folklore américain, Les rois mages, alouette.

Alors que la plupart de ses contemporains s’éclipsent dans les années 70, elle devient même une vedette du disco avec la chanson Spacer, produite par Nile Rodgers du groupe Chic.

Cinquante-sept ans après ses débuts, elle n’est évidemment plus la saveur du mois. Mais Sheila, 74 ans, trouve encore le moyen de faire l’actualité en France, même si ce n’est pas toujours pour des raisons très joyeuses. Il y a deux étés, la chanteuse a perdu son fils, Ludovic Chancel, d’une surdose. Elle ne s’est pas cachée. Et en a profité pour s’exprimer publiquement sur ses croyances spirituelles et sa conception du bonheur.

« J’ai encore plein de projets », dit-elle au téléphone. Sa voix grave et rauque est celle d’une survivante. Ses propos carrés et sa façon de naviguer entre les questions ne laissent aucun doute sur son expérience du métier. Et si elle sort parfois la cassette, elle délaisse d’autres fois la langue de bois pour parler vrai. On lui a parlé de musique, de son fils, d’argent et des gilets jaunes. Voici ce que ça donne.

Sur le Québec

« Si je ne suis jamais venue, c’est que Claude Carrère [son premier producteur] n’a pas jugé bon de faire l’étranger. C’est aussi simple que ça. C’est une époque où on vendait énormément de disques en France et je crois que le marché du disque au Canada n’était pas si important. Je pense que ça a refroidi plein de producteurs. C’était des gens vénaux, quand même un peu. »

Sur la durée

« C’est mon destin. Je ne sais pas pourquoi je suis encore là. J’ai pris des risques. Je pars où on ne m’attend pas. Je ne m’interdis rien. Ça garde jeune. D’ailleurs, j’ai très exactement l’âge de ma carrière : 57 ans ! »

Sur l’argent

Quand on la questionne sur ses droits d’auteur, la chanteuse se braque. « Vous faites une étude sur les impôts ou quoi ? » Puis elle s’adoucit. Elle accuse son premier producteur, Claude Carrère, d’avoir « tout croqué » et admet n’avoir commencé à toucher ses éditions qu’à partir de 1982. « Je chante, je travaille. Je ne suis pas assise sur des milliards, mais est-ce que c’est le bonheur, d’être assis sur des milliards ? Je ne sais pas. Je me suis fait rouler par un escroc, point barre. J’aimerais en récupérer une partie. C’est un de mes gros projets de guerre. »

Sur la mort de son fils

« Une maman ne se remet jamais d’un truc comme ça. Après, c’est un choix. Soit on tombe parce que c’est invivable et insupportable, soit on se dit : voilà, je reste debout pour voir quelle résistance j’ai avec tout ça. De toute façon, je suis très branchée sur la réincarnation. Je suis persuadée que les esprits sont là, je vis avec eux. Je suis moins seule. C’est au-delà du manque, mais je pense que Ludo est partout avec moi. »

Sur la France des gilets jaunes

« Je suis désespérée de voir mon pays comme ça. […] Au départ, les gilets jaunes avaient raison. Ils travaillent comme des chiens et n’arrivent pas à boucler les fins de mois. Ce qui me gêne, c’est ce que c’est devenu. Voyez Paris, comment c’est : vous ne pouvez pas circuler, tout est cassé, c’est lamentable. Le Français est râleur, oui, mais la France n’est pas un pays où on se jette des cailloux à la gueule. Ce que je trouve dommage, c’est la fracture que ça a mise entre les gens. »

Sur la chanson

L’an dernier, Sheila a reçu le titre de commandeur des Arts et des Lettres, haute distinction culturelle en France. Belle reconnaissance pour celle qui n’a pas toujours été prise au sérieux par l’intelligentsia. Malgré tout, la chanteuse pose un regard lucide sur sa profession. « J’ai une carrière exceptionnelle. Je fais partie du patrimoine français. Même si on n’aime pas Sheila, on ne peut pas ne pas parler de Sheila. Mais on ne peut pas faire ce métier-là si on prend tout au premier degré, c’est impossible. Il faut relativiser. On fait de petites chansons, on n’a pas inventé le vaccin contre la rage… »

La tournée des idoles, au Centre Vidéotron le 25 mai, 13 h 30 et 19 h 30