Quand j’ai invité le rappeur Tizzo en entrevue, il m’a demandé s’il était possible de se rencontrer à Laval. C’était une première pour moi, pas de doute. L’île Jésus n’a pas la réputation d’être le centre de la vie des arts du Québec.

Je l’ai donc invité à mon bureau, au cégep Montmorency, où je l’ai reçu avec un de ses producteurs, PC. J’avais l’impression de franchir un cap, déjà, du simple fait que nous soyons là. 

Le rap qui a pris le plus d’importance cette année dans la métropole, le rap de rue, existe majoritairement dans le Nord. Saint-Léonard, Montréal-Nord, Saint-Michel, Ahuntsic. Là, on traversait le Rubicon-des-Prairies. J’ai l’impression que c’est annonciateur de ce qui attend la scène québécoise hip-hop dans les années à venir : l’étalement urbain qui sourde l’avenir montréalais se reflète dans le rap, comme tout le reste.

C’est son frère qui a voulu l’attirer vers Laval, à l’époque, parce que c’était plus relax là-haut. Il avait voulu le protéger de la vie de rue, dans laquelle il trempait lui-même. « Mon frère, il fouettait pour vrai », c’est-à-dire qu’il vendait de la drogue. Il a dit un jour à Tizzo qu’il fallait faire une chanson sur ce thème, avec ce verbe. Ça a donné On fouette, aujourd’hui slogan tentaculaire synonyme de tant d’autres choses que ce qui lui a donné naissance. La raison est tragique : entre la suggestion du frère et l’enregistrement de la chanson, l’aîné a perdu la vie dans une descente policière. Cela s’est passé il y a un an.

Travail et effort

Depuis la tragédie, Tizzo a sorti une tonne de musique avec son collègue rappeur Shreez. Fouette Jean-Baptiste, Fouette St-Patrick et j’en passe, le tout produit par sa propre maison de disques, avec ses propres moyens. Et avec toujours ce mot qui revient, comme un rappel à l’ordre, comme une urgence de vivre.

Le verbe a pris un sens proche du « hustle » dans le rap anglophone, à savoir l’effort au travail, la détermination presque compulsive à la réussite. « Toi, tu fouettes, là, avec tes questions », me lance-t-il.

Mais Tizzo a tourné le dos à la vie de rue. « Si je n’ai pas d’entrevue, si je n’ai pas de spectacle, je vais enregistrer au studio », me résume-t-il. Il « faut » qu’il travaille, c’est plus fort que lui. Le hip-hop est si souvent une entreprise affairiste, marchant main dans la main avec ce courant si caractéristique de l’Amérique.

Quand il montera sur scène dimanche, ce sera la folie à l’ombre de la tour inclinée du Stade, soyez-en assuré. L’an dernier, aux FrancoFolies, il est monté sur scène pour rapper sa collaboration Fais ton shift avec Obia le Chef, mieux connu dans les relais grand public pour sa collaboration à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! Après leur chanson ensemble, il a pris le centre de la scène, le temps de chanter le désormais classique tube fouetteur. Les organisateurs des Francos, me raconte-t-il, devant la foule entière qui scandait les paroles, se demandaient qui diantre c’était. La chanson avait à peine un mois, et c’était déjà partout dans les jeunes esprits. Tizzo me montre son bras : « Des frissons. C’est fou. »

L’homme de 29 ans est agréable et facile d’approche, affable, calme et heureux de ce qui lui arrive. 

« Mon père est tellement fier de moi. Il dit qu’il peut mourir en paix. »

Ce succès était complètement inattendu, et il compte pousser la chose au maximum.

Assis dans mon bureau partagé, nous avons été interrompus par ma collègue qui rentrait de son cours. Curieux hasard, c’est là que je lui ai demandé : « Si tu devais expliquer le mot “trap” à quelqu’un qui ne connaît rien au rap, tu dirais quoi ? » « Excellente question », a renchéri ma collègue. Ce mot, qui renvoie au sous-genre rap qui a tout dominé ces dernières années, signifie ceci : « C’est être pris entre quatre murs, mais par choix. Le vendeur de drogue, il trappe. La prostituée, elle trappe. »

Ça m’a fait penser à ces inoubliables passages du premier roman de Nelly Arcan, lorsqu’on la sent tourner en rond dans son appartement, dans son esprit. La liberté et le destin en même temps ; le destin choisi et aimé, la liberté emmurée. Le trap, c’est une compréhension nietzschéenne de la liberté.

Et si Tizzo venait donner une conférence au cégep un jour, elle s’intitulerait comment ? « Fais le bon choix », m’a-t-il suggéré, après réflexion. Que mes étudiants le notent.