En plein âge d'or du rap, les femmes seraient-elles restées sur le banc de touche au Québec?

Aux États-Unis, c'est une femme, Cardi B, qui a été couronnée à la tête de l'empire hip-hop en remportant le trophée du meilleur album rap lors de la cérémonie des Grammy, en février dernier. Elle est d'ailleurs la vedette de Métro Métro, le tout nouveau festival montréalais consacré à la musique urbaine, qui se tiendra les 18 et 19 mai sur l'Esplanade du Parc olympique. La star internationale compte ainsi parmi les six femmes programmées par le festival sur la cinquantaine d'artistes qui se succéderont sur scène.

«Le hip-hop féminin est très aimé par le public, mais il n'y en a pas autant qu'on pense. Quand on a annoncé le festival, on a eu plus de 500 demandes d'artistes locaux, mais seulement 5 ou 6 provenant de femmes. Mais on a Carbi B, qui a remporté le meilleur album rap! Si on avait fait un festival pop, on aurait sûrement eu plus de filles que de gars sur scène», estime Olivier Primeau, cofondateur du festival Métro Métro.

Pour la rappeuse Sarahmée, dont le nouvel album Irréversible sera lancé le 18 avril prochain, ce n'est pourtant pas faute d'avoir tenté sa chance. «Mais on n'a pas eu de réponse de Métro Métro», lâche-t-elle, le sourire en coin.

La jeune femme sera en revanche sur une scène des Francos de Montréal l'été prochain, un festival qui lui a fait une place de choix plus d'une fois au cours des dernières années. «Il faut que les programmateurs de festivals se réveillent ! lance Sarahmée. On envoie notre candidature chaque année au Festival d'été de Québec, mais on n'a jamais réussi à le faire. En plus, on est de Québec! Pareil pour le FME. On n'a jamais eu de réponse non plus...»

Peu de femmes dans les festivals

Laurent Saulnier, vice-président à la programmation et à la production de l'Équipe Spectra, se soucie depuis longtemps de faire rayonner le rap québécois.

«Malheureusement, je ne vois pas beaucoup de festivals qui ont une vraie programmation hip-hop, qu'elle soit masculine ou féminine, déplore-t-il. Ç'a été la croix et la bannière pour les garçons qui font du hip-hop pour se rendre là où ils sont rendus. Ça risque de prendre beaucoup moins de temps pour qu'une femme fasse le même trajet. Il y a actuellement un momentum. Une fille comme Sarahmée est déjà considérée comme une pionnière et d'autres jeunes femmes emboîtent le pas. Mais ça va prendre tout de même du temps pour que ces rappeuses puissent servir de modèles à des jeunes femmes.»

On retrouvera l'été prochain la rappeuse Donzelle sur la scène d'un autre grand festival de la province. Mais elle considère que les artistes féminines de hip-hop sont encore bien souvent reléguées à des cases horaires moins prestigieuses que certains de leurs confrères.

«Je suis chanceuse, je me fais programmer dans des festivals. Mais parfois très tard, alors qu'on retrouve souvent des rappeurs qui véhiculent des valeurs un peu misogynes et homophobes à heure de grande écoute. Ils n'ont pas beaucoup de vues sur YouTube et ils ne sont pas super connus, mais ils sont quand même là!», déplore Donzelle.

La faute aux labels?

Découragée par son expérience avec une agence d'artistes parisienne, Sarahmée décide en 2016 qu'elle ne veut plus faire de musique.

«Ils essayaient de me faire fitter dans une case pour avoir un deal en France. J'ai perdu l'inspiration, j'étais dégoûtée. Ils voulaient que je sois une artiste qui fasse de la pop et de la musique urbaine, que ça soit aseptisé, chose qu'on n'aurait jamais demandée à un gars. Tout ce que je faisais, ça ne marchait pas, ce n'était pas moi. Là, j'ai trouvé mon style, j'ai trouvé ma façon d'écrire», confie Sarahmée, entrée en studio à Montréal l'an dernier pour préparer son nouvel album.

«J'ai travaillé seule dans un premier temps. Un jour, je me suis dit: "Je n'en ai plus rien à foutre de ce que les gens pensent. Je n'ai plus peur de tout essayer. Je suis décomplexée"», précise la rappeuse qui estime enfin avoir trouvé «le style Sarahmée» avec son complice Tom Lapointe.

Peu de rappeuses québécoises ont l'occasion de produire un album solo, contrairement à leurs confrères. Il faut dire qu'à la tête des festivals et des labels, on trouve majoritairement des hommes, particulièrement dans l'industrie du rap.

«J'ai de très bons rapports avec les autres rappeurs. Les préjugés ne viennent pas des artistes. C'est plus des décisions de business, des gens qui pensent que c'est plus difficile de commercialiser une fille en hip-hop», estime Sarahmée.

Un label 100 % masculin

Propriétaire de son propre label de rap, Steve Jolin a engagé dans son écurie les plus grands noms du hip-hop québécois. D'Alaclair Ensemble à Koriass en passant par Zach Zoya, Samian, FouKi et Dramatik, 7ième Ciel compte exclusivement des artistes masculins à son bord.

«Je ne vais pas baisser mes standards de sélection juste pour avoir une femme sur mon label», indique Steve Jolin, fondateur des Disques 7ième Ciel.

«Quand je signe un projet, c'est parce que ça me fait vibrer ou que je pense que ça manque à la culture, dit Steve Jolin. Je dois avoir un coup de coeur sur le projet. J'ai hâte et j'espère que ça va arriver avec une artiste féminine. Je garde l'oeil et l'oreille ouverts! Il y a des projets intéressants comme Sarahmée, MCM, J. Kyll ou Meryem Saci. Mais je n'ai pas encore eu mon coup de foudre pour investir mon temps et mon argent. Il y a des femmes qui rappent très bien et qui ont des projets de qualité. Mais le public qui s'identifie à elles est plus faible», lance-t-il.

Quelle serait la description de l'artiste qui ferait enfin tourner sa tête?

«Ça prend une bonne rappeuse avec de l'attitude, qui est capable de me donner la même chose que quand j'écoute n'importe quel artiste de rap. Je dois aussi pouvoir m'identifier à ce qu'elle raconte. Je pense à des artistes comme Lauryn Hill, Missy Elliott, Lil' Kim, Foxy Brown, Cardi B, Nicki Minaj. Elles ont beaucoup d'attitude et on ressent l'esprit hip-hop, je pense que c'est un must pour que ça fonctionne», explique le fondateur de 7ième Ciel.

La liste de lecture Rap Québ de Spotify compte 3 artistes féminines sur 95.

Prendre son destin en main

En 2017, la rappeuse Sereni-T, de son vrai nom Tamara Hector, a fait mordre la poussière à ses confrères rappeurs en remportant les demi-finales de la compétition de freestyle End of the Weak. Infirmière au Centre universitaire de santé McGill, elle ne peut pourtant pas encore vivre de son art.

«Je n'ai pas encore été contactée par un label. J'ai sorti quatre nouveaux titres récemment et j'espère attirer leur attention cette année. Il y a un intérêt accru pour les femmes en hip-hop. J'ai grandi avec des figures féminines du rap comme Missy Elliott, mais rien sur la scène locale. Je crois que la prochaine génération va avoir beaucoup plus de modèles à qui s'identifier», précise Sereni-T.

«Quand on est une femme dans l'industrie du hip-hop, on nous demande souvent d'être plus sexy. L'industrie trouve ça payant! Ça ouvre des portes plus rapidement, disons.»

Après avoir joint plusieurs labels pour sortir son plus récent album, Presse-jus, au printemps 2018, la rappeuse Donzelle a finalement choisi de s'autoproduire.

«Je suis plus âgée, une femme rappeuse avec du contenu féministe. Rien de sexy pour un label! Ce qui marche à la radio, ce sont des jeunes dudes blancs qui rappent à propos de "bling" et de "hoes"», explique l'artiste qui se satisfait aujourd'hui de son autonomie.

«Je fais exactement ce que je veux, de la manière dont je le veux. Je suis entièrement libre même si je ne génère pas autant de cash. Personne ne me demande de me maquiller ou de faire attention à mes paroles pour passer à la radio», précise-t-elle.

Actuellement en studio pour la création de son nouvel album à paraître l'automne prochain, Naya Ali sera un peu partout au cours de l'été dans les plus grands festivals de la province.

«C'est une industrie dominée par les hommes. J'ai dû faire mes preuves plus que les autres encore, étant une femme, de couleur qui plus est», raconte Naya Ali.

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Actuellement en studio pour la création de son nouvel album à paraître l'automne prochain, Naya Ali sera un peu partout au cours de l'été dans les plus grands festivals de la province.

«Le rap au Québec est de plus en plus apprécié par le grand public. Mais les labels et les programmeurs vont rester dans des choix safe: des hommes blancs. C'est pour ça qu'il faut encore plus persévérer et te créer des opportunités. Et je suis le genre de personne à défoncer les murs et les portes pour faire ma place!», ajoute l'artiste de hip-hop qui ne fait aucune distinction entre son travail et celui de ses confrères rappeurs.

«Mais il est vrai qu'au final, je vais sûrement plus inspirer d'autres femmes par ma musique. J'ai cette responsabilité et je le prends comme un honneur. Mais je ne me définis pas comme une femme qui fait du rap. Je suis une grande artiste de rap, point à la ligne!»

Rapper son féminisme

En plein troisième trimestre de sa grossesse, MCM se produira sur la scène du festival Métro Métro aux côtés de son conjoint Psycadelick. Elle sera également aux Francos au mois de juin. Mais avant, elle lancera l'album concept Bonnie and Clyde 2.0 à la fin mars. 

Féministe jusqu'au bout des ongles, la rappeuse voyage partout dans le monde depuis plusieurs années afin de participer à des festivals féministes. En novembre dernier, elle était d'ailleurs présente au FemceesFest à Saint-Étienne, en France. 

«Le flambeau, tu le portes ou tu ne le portes pas. Je suis féministe, alors ça me touche. Je comprends que certaines femmes n'aiment pas participer à ce genre d'événements. Mais moi, je fais les deux. C'est un besoin. Je vois ça comme une manière de nous regrouper et nous soutenir entre nous. Ça me booste», estime MCM.

«Je fais du hip-hop. Pas du hip-hop de femme. Mais ça ne me dérange pas qu'on me colle cette étiquette, car je suis féministe.»

Alors que MCM cours les événements regroupant des femmes faisant du hip-hop, Sarahmée s'en tient désormais très loin, même si elle a déjà été la tête d'affiche d'une soirée mettant exclusivement en vedette des rappeuses sur scène.

«Je me suis fait proposer une autre soirée de rap féminin cet automne et j'ai dit non. Je l'ai fait à Montréal en lumière, mais après réflexion, je ne veux plus en faire. Je ne veux pas qu'on soit ostracisées», explique Sarahmée.

Un point de vue que partage Laurent Saulnier. «On l'a fait une fois pour montrer que, tout comme chez les gars, ça se pouvait. Mais personnellement, je ne vois pas le jour où on va le refaire! J'ai peur de ghettoïser les choses. Elles méritent mieux que ça!», lance le vice-président à la programmation des Francos.

«Le rap féminin? Ça n'existe pas! Ce n'est pas un genre.»

Pour Sarahmée, se faire apposer l'étiquette «artiste de rap féminin» vient en effet avec une foule de préjugés.

«Ça crée comme un blocage chez les gens. Tu mets un spectacle "soirée rap féminin", et les gens vont penser que ça va être moins bon, qu'il y aura moins de contenu. Alors que toutes les filles que je connais qui rappent sur scène sont beaucoup plus "G" que les gars. Elles ont des choses à dire! Ceux qui disent qu'ils attendent la bonne rappeuse, qu'ils attendent la perle, ce n'est pas vrai. Il y en a! Il faut aller les chercher. Ils ont des préjugés, that's it. J'ai tellement hâte au prochain Gala de l'ADISQ! As-tu déjà vu une fille en nomination dans la catégorie Album hip-hop de l'année?», conclut-elle ironiquement.

Quant à MCM, la rappeuse a déjà entamé la création de son troisième album solo. Et elle s'est donné pour défi que 90 % des collaborations soient... avec des femmes.

Photo Martin Chamberland, archives La Presse

La rappeuse Donzelle considère que les artistes féminines de hip-hop sont souvent reléguées dans les festivals à des cases horaires moins prestigieuses que certains de leurs confrères.