À peine 16 % des artistes au palmarès étaient des femmes l'an dernier, révèlent des données compilées par La Presse. Un constat qui en dit long sur leur place dans l'industrie musicale... et sur les effets de l'écoute en continu.

La parité au plus mal

La parité dans le palmarès musical Billboard Canadian Hot 100 a atteint un record en 2018 : elle est à son niveau le plus bas de la dernière décennie ! En 2008, rien ne laissait pourtant présager que la situation allait autant se dégrader : les artistes féminines représentaient alors 41 % du Billboard Canadian Hot 100 et menaient le bal dans le top 10, où figuraient sept noms de femmes (Leona Lewis, Madonna, Katy Perry, Lady Gaga, Alicia Keys, Rihanna à deux reprises) comparativement à seulement trois d'hommes (Timbaland, Flo Rida et Coldplay). La vapeur s'est rapidement renversée. Dès l'année suivante, le ratio de femmes dans le top 100 est passé à 35 %, puis à 27 % en 2010. Une certaine stabilité a suivi de 2012 à 2016 (autour de 30 %), mais en 2017, le ratio d'artistes féminines a reculé à 18 %, pour atteindre seulement 16 % l'an dernier.

Domination masculine

Depuis trois ans, la domination des hommes, que ce soit dans le top 100 ou dans le top 10, ne cesse d'augmenter. En 2015, seule Taylor Swift s'est taillé une place dans le top 10. Mais aucune femme ne figure dans celui de 2017 ! L'an dernier, les artistes féminines sont tout de même revenues dans la course avec Camila Cabello en tête du palmarès, ainsi que Bebe Rexha et Cardi B, respectivement en 7e et en 10e position du top 10.

En meilleure posture au Québec

Selon le top 50 de l'ADISQ, 42 % des titres du palmarès québécois ont été interprétés par des femmes en 2018. Et c'est une femme, Charlotte Cardin, qui y est la plus présente en signant quatre titres figurant au classement. Malgré tout, les artistes féminines ont du mal à s'illustrer au Gala de l'ADISQ : au cours des 10 dernières années, seulement 22 % des prix ont été remportés par des femmes et Klô Pelgag est la seule artiste féminine à avoir obtenu, en 2018, le Félix de l'auteur-compositeur de l'année en 24 ans.

Pas moins de 100 % des collaborations dans le cadre de chansons interprétées par des femmes sur les palmarès de Spotify et de l'ADISQ se font avec des hommes. Alors que les interprètes masculins chantent 60 % du temps avec d'autres hommes.

Pas seulement sur scène

Au début de 2018, une étude menée par l'Université de Californie du Sud a tiré un portrait très masculin de l'ensemble de l'industrie musicale. Les chercheurs ont passé en revue plus de 600 titres sortis entre 2012 et 2017 : seulement 2 % étaient produits par des femmes et 12,3 % écrits par artistes féminines.

Comment est déterminé le Billboard Canadian Hot 100 ?

Depuis 2017, l'écoute en continu occupe une place majeure dans le calcul du palmarès. Une pondération très précise est appliquée : 1 point pour une plateforme payante, 2/3 de point pour une plateforme soutenue par de la publicité et 1/2 point pour une liste de lecture. La présence sur les ondes radio et les ventes numériques continuent de peser dans la balance, mais dans une moindre proportion. Cette formule hybride a radicalement transformé la culture du genre musical - en récompensant les artistes transversaux, en réduisant considérablement le nombre d'artistes atteignant la prestigieuse première place... et en diminuant considérablement le nombre de femmes au sein des palmarès.

La faute aux radios ?

Professeure à l'Université d'Ottawa spécialisée en musicologie et dans l'étude des données, Jada Watson s'est notamment penchée sur la place des femmes dans le palmarès Hot Country Songs de 1996 à 2016. Elle a entre autres démontré la responsabilité des programmateurs radio américains dans la baisse du nombre d'artistes féminines dans les palmarès.

« Dans mon article consacré à la musique country, il est question d'une forte tradition de rotation en fonction des genres dans les radios. Il y a une tendance à programmer et donner une voix aux hommes. Est-ce parce que les radios pensent que les hommes vendent plus ? Dans la musique country, certains programmateurs de petites salles pensent même que les hommes favorisent la vente d'alcool dans les concerts ! Aucune donnée scientifique ne vient appuyer cela, mais ce sont des croyances profondément ancrées dans la culture », explique Jasa Watson.

« Au Canada, on a deux choses à prendre en compte : la culture au sein des stations de radio, mais aussi les règles du CRTC qu'elles doivent suivre. Les quotas qui doivent être respectés ne favorisent pas la présence des femmes sur les ondes radio », ajoute-t-elle.

Jean-Pascal Lemelin, directeur musical chez Bell Média, dépeint une réalité bien différente au Québec. Sur les ondes de la station Rouge fm, il y a quasi-parité dans les chansons qui sont diffusées et c'est un comité musical majoritairement composé de femmes qui choisit la programmation.

« Le genre n'a aucun enjeu sur nos choix musicaux. Trois chansons de notre palmarès maison sont signées par Coeur de pirate, on retrouve aussi Marie-Mai et Ariane Moffatt. Du côté anglophone, c'est Lady Gaga qui est la plus jouée. »

Les demandes spéciales des auditeurs sont également très diverses en matière de genre. Dans la mesure du possible, une alternance homme-femme est observée dans la diffusion des chansons.

À Rythme FM, la musique est testée afin d'attribuer une cote d'appréciation aux chansons. Un algorithme fait ensuite les choix des titres qui seront diffusés. Mais les listes sont tout de même révisées par des employés de la station. « On fait attention à ce qu'il n'y ait pas de surséquence masculine ou féminine, afin d'équilibrer le son diffusé », explique Jean-Sébastien Lemire, vice-président de Rythme FM.

Des algorithmes machos ?

Les radios ne sont pas les seules tenues responsables du déficit paritaire dans les palmarès. Auteure new-yorkaise et observatrice de l'industrie de la musique depuis de nombreuses années, Liz Pelly a publié l'été dernier sur le site The Baffler un article très intéressant sur les inégalités de genre dans les listes de lecture de Spotify. L'algorithme utilisé pour créer les listes de lecture de la plateforme d'écoute en continu aurait selon elle un biais basé sur le genre. En écoutant religieusement toutes sortes de listes de lecture populaires sur Spotify pendant plusieurs semaines, Liz Pelly s'est rendu compte que Spotify filtrait les artistes féminines dans les listes de lecture basées sur ses habitudes d'écoute, qui lui étaient proposées.

« L'écoute en continu a changé les règles du jeu. Les artistes féminines ont trouvé un nouvel espace de création, mais les listes de lecture n'ont pas traduit cela », estime Jada Watson, professeure à l'Université d'Ottawa.

Créé en 2018, le service Science de données de La Presse a analysé les données des palmarès canadien et québécois. Les membres de cette équipe développent, entre autres, des algorithmes d'intelligence artificielle appliquée afin de répondre à des cas d'affaires précis. Pierre Meslin, analyste de données, a mis en lumière plusieurs informations contenues dans ce reportage.