À l'orée de 2019, osons affirmer que les grandes musiques écrites et improvisées tendent désormais à constituer un tout. Ainsi va la mélomanie, comme nous l'avons imaginée à travers la rubrique qui porte ce nom... Voici donc une sélection probante puisée parmi les grands crus rendus publics ces 12 derniers mois.

Destination Rachmaninov - Departure

Daniil Trifonov

Deutsche Grammophon

Cet album a été l'un des plus primés sur la planète classique. Parmi les supravirtuoses de notre époque, le pianiste Daniil Trifonov y joue les concertos pour piano 2 et 4 de Rachmaninov, aux côtés de l'Orchestre de Philadelphie sous la direction de Yannick Nézet-Séguin. Non seulement on y observe l'éclat et la haute virtuosité nécessaires à l'interprétation de Rachmaninov, mais on est soufflé par les nuances, la profondeur et l'exploitation de nouveaux détails dans les interprétations du pianiste ainsi que de la part de l'orchestre, notamment dans les bois (et le solo de clarinette évoquant la fameuse ligne ayant inspiré le tube All by Myself). Le jeune musicien, observent les plus grands spécialistes, s'impose parmi les meilleurs interprètes de ces oeuvres en prime, les arrangements de Rachmaninov de trois éléments de la Partita de J.-S. Bach pour violon solo no 3 en mi majeur, transposée pour le piano.

Schubert : Sonate pour piano en si bémol majeur D 960 ; Quatre Impromptus D 935

Marc-André Hamelin

Hypérion

Marc-André Hamelin s'est attaqué à une grande oeuvre pour piano, soit la Sonate en si bémol majeur D 960, de Schubert, qu'il a exécutée magnifiquement devant public et enregistrée en 2017 pour Hypérion. Mort très jeune comme on le sait (à 31 ans, en 1828), Schubert fut animé par un lyrisme géant, il avait créé cette oeuvre où se trouvent tous les fondements de la grande musique du XIXe siècle : les mouvements lents et rapides de cette sonate contiennent tout des oeuvres éternelles, soit la subtilité mélodico-harmonique, les phases méditatives, les vagues à l'âme, la propension à la grande beauté, les exigences de grande virtuosité. Fidèle à son approche personnelle des oeuvres, Hamelin nous offre ici la deuxième série de Quatre impromptus, D 935, op. Posth. 142, de Schubert, qu'il interprète avec la supravirtuosité qu'on lui connaît et la grande maturité acquise avec le temps.

Camille Saint-Saëns :  Concertos pour piano nos 1, 2 et 4

Louis Lortie & Orchestre symphonique de la BBC, dir. Edward Gardner

Chandos

Louis Lortie et le chef Edward Gardner ont déjà joué ensemble les concertos de Francis Poulenc, ce qui suit tombe sous le... Saint-Saëns. Trois des cinq concertos du compositeur français y sont superbement interprétés. Le Concerto n° 1 est construit sur un mouvement lent, sobrement déployé par l'orchestre devant lequel s'exprime la haute virtuosité du pianiste. Quant au n° 2, il fut imaginé par un compositeur, de surcroît un pianiste excellent, désireux de dépasser ses propres aptitudes techniques en tant qu'interprète ; or, seuls des solistes lui étant supérieurs pouvaient exécuter ce concerto extrêmement exigeant. Inutile d'ajouter que Lortie y parvient avec brio, pour employer un euphémisme. Pour conclure, le n° 4 est composé en quatre mouvements, soit un de plus que les deux précédents, et relève d'une conversation plus complexe entre le pianiste et l'orchestre. Excellent sur toute la ligne.

Concerto pour violon n° 1 de Bartók - Octuor d'Enescu

Vilde Frang et l'Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck

Warner Classics

La Norvégienne Vilde Frang incarne parfaitement Stefie Geyer, idéalisée par un Belà Bartók encore follement amoureux lorsqu'il composa ce concerto pour violon pour l'interprète qui lui avait refusé toute relation intime. Frang et l'Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck créent un hommage vibrant, palpitant, passionné à cette oeuvre de jeunesse du compositeur hongrois, dont les ardeurs frustrées catalysèrent le génie compositionnel. Deuxième oeuvre au programme, l'octuor de George Enescu, une oeuvre splendide imaginée en quatre mouvements continus, au tournant du XXe siècle. De Vilde Frang, on dira que son jeu allie une technique de haute volée à l'intelligence musicale, la maturité émotionnelle et l'expressivité parfaitement dosée des oeuvres que sert son talent plus qu'admirable. Sans conteste l'une des grandes forces du violon contemporain.

Boudreau/Rimski-Korsakov :  Aux frontières de nos rêves/The Bounds of Our Dreams

Alain Lefèvre, Orchestre du CNA, dir. Alexander Shelley

Analekta

Autour de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel et la flamboyante Shéhérazade de Rimski-Korsakov, le pianiste Alain Lefèvre et l'Orchestre du Centre national des Arts que dirige Alexander Shelley ont procédé ensemble au premier enregistrement du Concerto de l'asile, de Walter Boudreau. Il fut construit autour d'une valse de Boudreau composée précédemment pour la pièce de théâtre L'asile de la pureté de feu Claude Gauvreau. Ce thème d'environ cinq minutes fut le point de départ d'une oeuvre synthèse de toutes les phases compositionnelles de Walter Boudreau, bien sûr atonales, mais aussi mélodiques ou même un brin jazzistiques. Encore aujourd'hui, il faut souligner à celles et ceux qui y voient un langage trop abstrait que cette oeuvre porte toutes les qualités organiques des meilleures contributions à l'histoire musicale québécoise ou canadienne.

Still Dreaming

Joshua Redman, Ron Miles, Scott Colley et Brian Blade

Nonesuch

Constitué d'ex-collaborateurs du mythique Ornette Coleman, le groupe Old and New Dreams avait sévi de 1976 à 1987. Don Cherry, trompette et cornet, Charlie Haden, contrebasse, Ed Blackwell, batterie, Dewey Redman, saxophone, avaient d'ailleurs offert un concert mémorable au Festival de jazz de Montréal dans les années 80. Trois décennies plus tard, fiston Joshua Redman a réuni de superbes collaborateurs afin de replonger dans ces « rêves jeunes et vieux » tout en respectant la direction esthétique donnée par feu Ornette, mais aussi par feu son paternel et ses illustres collègues (aussi) passés à une autre dimension. L'expérience fut à ce point concluante sur scène que le prestigieux label Nonesuch a pris sous son aile ce projet d'album. La filiation coule de source : Brian Blade, batterie, Scott Colley, contrebasse, Ron Miles, trompette, Josha Redman, saxophone, tous imprégnés de cet esprit ornettien, mâtiné de blues et d'évocations africaines malgré ses propensions atonales.

Heaven and Earth

Kamasi Washington

Young Turks

Avec la parution de Heaven and Earth au début de l'été dernier, le saxophoniste Kamasi Washington est demeuré LA vedette du style, toutes sous-catégories confondues. Sans être le plus brillant, le plus visionnaire ou le plus virtuose d'entre tous, il est parmi les rarissimes musiciens, compositeurs et leaders capables de relancer le jazz... devenu moins attractif qu'il ne le fut jadis. Qu'en est-il de Heaven and Earth ? Le chantier y est considérable, une petite armée a été mise à contribution : dix instruments à vent, huit choristes, trois claviéristes, six percussionnistes, trois bassistes ou contrebassistes, douze cordes classiques. À son ensemble de jazz typiquement afro-américain, Kamasi Washington intègre du chant choral de facture moderne ou gospel, des compléments électroniques, des traits de hip-hop et de R&B.

Emanon

Wayne Shorter

Blue Note

Vu son grand âge et sa virtuosité (forcément) déclinante, c'est probablement la dernière fois qu'un enregistrement récent de Wayne Shorter sera retenu parmi les grands crus jazzistiques d'une année, en l'occurrence 2018. On l'a dit maintes fois, son plus récent quartette fut l'un des plus beaux véhicules de la musique improvisée contemporaine. Le saxophoniste à qui Miles Davis doit les meilleurs crus de son propre quintette des années 60 est devenu aussi un compositeur de premier plan pour la musique de chambre contemporaine admettant l'improvisation. Pour qui connaît à fond le musicien dont il est ici question, cet album triple est un sommet de sophistication de certains thèmes, orchestrations pour 34 musiciens à l'appui outre son quartette, dynamiques, interactions. Ainsi, Wayne regarde derrière et regarde devant... La qualité exceptionnelle des instrumentistes et de l'écriture orchestrale est la synthèse ultime d'un des plus grands du jazz, toutes époques confondues.

We Out Here

Compilation

Brownswood

Depuis les années 2000, le jazz anglais s'affirme parmi les forces du renouveau. Et ça continue, il y a beaucoup plus que Get the Blessing et le Neil Cowley Trio. Cette compilation du label Brownswood (Gilles Peterson) est d'ailleurs une excellente façon de découvrir la dernière mouture de cette scène devenue incontournable. Les groupes Maisha, Ezra Collective, Triforce, Kokoroko, le batteur Moses Boyd, le tubiste Theon Cross, la saxophoniste Nubya Garcia, le saxophoniste Shabaka Hutchins (Sons of Kemet, The Comet Is Coming), le claviériste Joe Armon Jones, voilà autant de forces émergentes s'inscrivant dans la mouvance de la musique improvisée. Ces artistes insufflent de nouvelles énergies au jazz sans vraiment dévier des formes contemporaines éprouvées, ce qui n'est pas sans rappeler la nouvelle scène de Los Angeles. C'est surtout dans l'esprit que l'on ressent cette jeunesse biberonnée au hip-hop, au grime, au dubstep, au UK Garage et aux musiques des Caraïbes et des Antilles afros... Et voilà le nouveau brit-jazz !

Room 25

Noname

Noname

Fatimah Nyeema Warner, 27 ans, fut applaudie pour le mixtape Telefone. Room 25, premier album en bonne et due forme, confirme un talent nettement supérieur à la moyenne. Le texte est un vecteur de réflexions personnelles et de diffraction autobiographique au coeur de la condition féminine d'une Afro-Américaine. Le flow de cette artiste est à la fois doux et athlétique, très articulé. Son chant léger fait contraste avec une proposition musicale subtile et fournie. Slam et hip-hop font bon ménage avec jazz de chambre, R&B et soul, le soutien musical de Noname est très clairement jazzistique. Les arrangements de cordes et les choeurs confèrent aux instruments, machines et voix soliste une subtilité peu commune. On ne s'étonnera pas que Smino et Saba, deux des plus brillants artistes de la relève hip-hop, aient été conviés à ce Room 25, tout à fait concluant.

AUTRES ALBUMS MARQUANTS CLASSIQUE

J.S. Bach Solo Violin Sonatas - Nos 1 & 2. Solo Violin Partita No 1, Hilary Hahn, Decca

Reich: Pulse/Quartet, International Contemporary Ensemble/Colin Currie Group, Nonesuch

Debussy Les Trois Sonates - The Late Works Artistes variés, Harmonia Mundi

Bach Keyboard Works, Víkingur Ólafsson, Deutsche Grammophon

Ravel - Debussy: Sonates, Blake Pouliot, Hsin-I Huang, Analekta Tchaikovsky - Swan Lake, Vladimir Jurowski, State Academic Symphony Orchestra of Russia ''Evgeny Svetlanov", Pentatone

Prokofiev For Two, 12 Movements From Romeo And Juliet op. 64 (Transcribed by Sergei Babayan) Incidental Music To Hamlet op. 77, Martha Argerich & Sergei Babayan, Deutsche Grammophon

Nouveaux mondes, Ana Sokolović & Antonín Dvořák, Orchestre du Centre national des Arts du Canada | Alexander Shelley | David DQ Lee, Analekta

Olivier Messiaen, Catalogue d'Oiseaux, Pierre-Laurent Aimard, Pentatone

Fauré: Intégrale des mélodies pour voix et piano, Hélène Guilmette, soprano, Julie Boulianne, mezzo-soprano, Antonio Figueroa, ténor, Marc Boucher, baryton, Olivier Godin, piano Erard (1859), ATMA Classique

Beethoven Sonates pour violon et piano op.30, Andrew Wan, Charles Richard-Hamelin, Analekta

AUTRES ALBUMS MARQUANTS JAZZ

Origami Harvest, Ambrose Akinmusire, Blue Note 

Both Directions At Once :  The Lost Album, John Coltrane, Impulse!

All Can Work, John Hollenbeck Ensemble, New Amsterdam Records

Your Queen Is A Reptile, Sons of Kemet, Impulse!

The Return, Kamaal Williams, Black Focus

The Window, de Cecile McLorin Salvant, Mack Avenue Records

Universal Beings, Mackaya McCraven, International Anthem Recordings

Nyeusi, Justin Brown, Biophilia Records

Lebroba, Andrew Cyrille, ECM

Invisible Threads, John Surman, ECM