Les chanteuses qui mènent de front carrière et maternité sont de plus en plus nombreuses. Mais comme Marie-Mai l’a rappelé il y a un mois en reportant deux spectacles, il n’y a rien d’évident à concilier travail, famille, horaires atypiques et création. La Presse a sondé une demi-douzaine d’entre elles.

« Je ne l’avais pas vu venir. » Fin novembre, Marie-Mai a annoncé qu’elle reportait ses deux spectacles prévus à la Place Bell les 20 et 21 décembre, admettant qu’elle trouvait difficile la conciliation travail-famille dans le cadre de sa première tournée en tant que maman.

« C’est arrivé pendant un spectacle, nous a confié la chanteuse au téléphone. Je regardais les jeunes dans la salle et je me disais : “Ils sont là, mais pas ma fille, et je m’ennuie.” » Pour la première fois de sa vie, Marie-Mai a avoué aux spectateurs qu’elle ne se sentait pas « à son meilleur ».

« D’habitude, je me serais battue, j’aurais pris mon ego et je me serais dit : “Vas-y, donne-leur tout un show !” Mais le dire a été comme un déblocage. »

La chanteuse n’a pas annulé sa tournée pour autant : il lui reste une bonne quinzaine de spectacles d’ici juin. « J’ai juste pris une puff d’air », dit Marie-Mai, qui a envie de rééquilibrer les choses après avoir consacré toute son énergie à sa carrière depuis 10 ans.

« J’étais une machine et c’était parfait comme ça. » Sa tournée avait d’ailleurs été planifiée « comme avant », et elle admet avoir été rattrapée par la réalité. Si c’était à recommencer, que ferait-elle ?

Ma règle d’or est de ne jamais revenir en arrière. Mais si tu me demandes ce que je ferai pour la prochaine, par contre… [Elle éclate de rire.] C’est sûr que ce sera différent ! Peut-être faire moins de shows par semaine sur une plus longue période, prendre moins d’engagements.

Marie-Mai

« Ce que j’ai envie de régler, c’est l’organisation de ma vie, le temps que je mets dans ma carrière versus celui que je mets dans ma famille », poursuit-elle.

Un équilibre à atteindre

Mélanie Boulay a elle aussi vécu le choc du réel lorsqu’elle a recommencé les spectacles avec sa sœur Stéphanie, l’été dernier, alors que son bébé avait environ 18 mois.

« C’est dur de prévoir l’espace qu’un premier enfant va prendre dans ta vie, dit la nouvelle maman. J’étais cette mère qui disait : “Je vais tout faire, traîner mon enfant avec moi tout le temps, partir sur la route un mois après avoir accouché…” »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Mélanie Boulay

J’y suis allée avec beaucoup d’ambition, la réalité m’a un peu rattrapée, ce qui fait que plus le temps passe, plus je mets des limites nouvelles chaque semaine.

Mélanie Boulay

C’est l’équilibre que Mélanie Boulay recherche donc pour 2020 – « équilibre » est d’ailleurs le mot-clé pour la plupart des chanteuses qui nous ont parlé dans le cadre de ce dossier. Mais on ne peut pas tout contrôler, rappelle Ariane Moffatt.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Ariane Moffatt

« Quand j’ai dit à ma blonde Florence que j’allais parler de conciliation travail-famille en entrevue, elle m’a répondu : “Tant que tu ne dis pas que tu fais un show aux deux fins de semaine comme tu l’avais promis, parce que c’est pas ça pantoute !” »

Les disponibilités des musiciens et des salles ont fait en sorte que son plan initial n’a pas fonctionné. Mais huit mois après le début de sa tournée Petites mains précieuses, la mère de trois enfants, qui estime que la maternité « a été une grande source d’inspiration et un moteur » pour elle, continue de jongler avec les horaires.

« C’est sûr que je refuse des choses. Je ne suis pas frustrée, là, mais, en ce moment, je considère que c’est correct si je n’ai pas la pédale au fond côté carrière. Elle est dans le fond pour tout ce que j’ai à gérer, je reste les mains pleines, mais on a un équilibre et ce n’est pas crackpot. »

Charge mentale

Avec sa conjointe, qui est psychologue et dont l’horaire est tout aussi chargé que le sien, Ariane Moffatt est un cas à part. Beaucoup de chanteuses et musiciennes ont eu des enfants avec quelqu’un du milieu de la musique ou du spectacle. Et la chanteuse constate que souvent, les conjointes de ses pairs masculins sont davantage à la maison, en soutien à la carrière de leur chum.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Pierre Arthur

« C’est un fait », confirme Marie-Pierre Arthur. Les chanteuses ont rarement cet avantage, et l’auteure-compositrice-interprète, qui lancera un album cet hiver, n’a pas peur de parler de charge mentale.

Cette expression a mis des mots sur tout ce qui me gosse. Le sujet de la conciliation travail-famille, pour vrai, j’ai l’impression qu’il m’appartient.

Marie-Pierre Arthur

La charge mentale « tire du jus en maudit », ajoute Marie-Pierre Arthur, et empiète particulièrement sur son espace de création. Ce qui est moins le cas pour son chum, le claviériste François Lafontaine, qu’elle estime plus capable de « mettre sa switch à on ou à off ».

« Ça me frustre de toujours sentir qu’en pensant à moi, je ne pense peut-être pas assez à l’autre affaire. Surtout que je sais que c’est mon chum qui a raison. Mais oui, tous les deux, on a fait des sacrifices. Quand on a eu notre fils, Karkwa était en feu et il a dû ralentir parce que je commençais ma carrière. Il n’était pas question que ce soit bar open pour lui; j’avais été très claire là-dessus. »

De son côté, elle a décidé de ne pas retourner en France au moment de la sortie de son troisième album [Si l’aurore, en 2015]. « Je commençais à avoir des ouvertures là-bas après mon deuxième. Mais bon, à la fin de ma vie, qu’est-ce que j’aurai regretté : d’avoir passé du temps avec mon gars ou de ne pas avoir essayé quelque chose dont je ne savais même pas ce que ça aurait donné ? »

Attentes

La pression est sociale, mais elle vient aussi souvent des mères elles-mêmes. Ingrid St-Pierre se rappelle par exemple avoir emmené son bébé partout avec elle dans les années qui ont suivi sa naissance, il y a quatre ans. « Je tournais, je voyageais, je ne voulais pas me restreindre. Je ne sais pas ce que je voulais me prouver, car personne ne me demandait ça. »

Un burn-out et un nouvel album plus tard, Ingrid St-Pierre a entamé sa nouvelle tournée de manière beaucoup plus équilibrée. Elle a appris à dire non et à mettre des limites, et pas une semaine ne passe sans qu’elle discute de conciliation et d’horaires avec son amoureux, Liu-Kong Ha, membre du groupe Random Recipe et directeur musical de la tournée de Marie-Mai.

PHOTO SIMON GIROUX, ARCHIVES LA PRESSE

Ingrid St-Pierre

Quand j’ai lancé mon album, tout le monde me posait des questions sur le bébé : pourquoi je retournais travailler aussi vite, qui s’occupait de l’enfant ? Comment, qui est avec l’enfant ? Mon chum ! Mais personne ne lui posait la question, à lui, quand il était en spectacle. Je trouvais ça franchement plate.

Ingrid St-Pierre

Marie-Pierre Arthur a vécu exactement la même chose. « J’ai répondu à cette question à toutes les entrevues. Jamais mon chum. C’est là que j’ai eu mon premier instinct féministe. Depuis mes débuts, j’étais toujours la seule fille de la gang et je me faisais entendre facilement. Mais là, j’ai compris que je n’étais pas considérée avec la même importance. Comme si on disait aux mères : “Sans toi, ton fils meurt; sans ton chum, il va être très bien.” »

« On est comme à la croisée, estime Mélanie Boulay. Il y a encore les traces de ce que la société m’a appris : que je dois prendre soin, qu’une maman doit toujours en faire plus. Et il y a aussi la féministe au fond de moi qui a cette pression de continuer à accomplir ses rêves, ce qui fait que je suis en constante dualité intérieure. »

Résultat : la culpabilité, bien sûr. C’est probablement le mot qui est revenu le plus souvent au cours de ces entretiens, même si toutes nos interlocutrices sont conscientes d’avoir beaucoup plus de latitude et de temps avec leurs enfants que la majorité des parents qui travaillent de 9 à 5.

Je suis toujours entre deux chaises, mal à la maison, mal à l’extérieur, et même si mon chum est très présent, je vis une culpabilité constante.

Mélanie Boulay

« Que je l’emmène ou que je ne l’emmène pas, c’était toujours la culpabilité fois mille », se souvient Ingrid St-Pierre. 

« Mon chum et moi, on se passe la puck, mais ce qui est frustrant, c’est qu’on n’est pas capables de s’échanger la culpabilité ! », s’exclame Marie-Pierre Arthur.

Ariane Moffatt, elle, se sent coupable envers sa conjointe qui, en plus de son travail à temps plein, doit souvent s’occuper des enfants seule la fin de semaine.

Quand on parle de culpabilité avec Elisapie, elle soupire. « C’est mon troisième enfant et j’apprends chaque fois », dit la chanteuse inuite, qui a fait une dépression après la naissance de son deuxième. 

PHOTO NATHAN DENETTE, LA PRESSE CANADIENNE

Elisapie

J’ai compris que je devais lâcher prise. Je m’étais brûlée et c’était en grande partie lié au fait que je n’acceptais d’aide de personne.

Elisapie

L’auteure-compositrice-interprète, dont l’album The Runaway Girl, lancé il y a un an, connaît un succès foudroyant, a décidé qu’elle allait en profiter. Si elle a traîné son petit dernier avec elle presque partout dans les premiers mois de sa vie, ce n’est plus le cas maintenant.

« On a la chance d’avoir l’aide de ma belle-mère et de ma belle-sœur. Cet enfant, je l’adore, mais j’ai accepté qu’il aurait aussi une vie sans maman, que d’autres personnes allaient contribuer à l’élever, sans me sentir coupable ou égoïste. J’ai l’image de tellement d’hommes artistes qui l’ont fait, mais, en tant que femmes, on n’a pas appris ça. »

Création

PHOTO YAN DOUBLET, LE SOLEIL

Catherine Major

Catherine Major a accouché de son quatrième enfant l’été dernier, alors que sa plus vieille a 10 ans. « Le running gag, c’est que je fais un album, un enfant, un album, un enfant… Mais bon, des albums, je vais en faire d’autres, alors que des enfants, à 40 ans, je pense que c’est fini ! »

Dans les circonstances, elle a depuis longtemps renoncé à la tournée mur à mur. « De toute façon, la tournée, une fois qu’on y a goûté… À la limite, un spectacle par semaine, puis revenir dormir à la maison. Parce que les emmener n’est pas une option, et laisser le conjoint seul à la maison pendant quelques jours, ce n’est pas évident non plus. »

Le père de ses enfants, le chanteur Moran, a lui aussi fait des choix familiaux en éliminant entre autres les spectacles en France. « Même si je ne travaillais pas, je serais bien trop dans la merde ! »

Mais il reste un élément-clé dans cette affaire, et c’est l’aspect physique, rappelle l’auteure-compositrice-interprète. « Je suis encore la seule nourriture de mon enfant. Même si ça concerne les deux, ça reste plus féminin comme enjeu parce que je ne peux pas me séparer de ma fille. »

En pleine création de son prochain album, qu’elle réalise chez elle, Catherine Major trouve surtout que la présence des enfants « ralentit un peu la cadence ».

Mais ça nourrit aussi énormément la création. Ce n’est pas un moins, c’est un plus, mais c’est vrai que je n’arrive pas à enchaîner plus d’une heure d’affilée sur mon projet. J’y vais petit bout par petit bout, décousue tout le temps.

Catherine Major

Si le manque de concentration peut être frustrant, le résultat est aussi empreint de la présence des enfants. « C’est ça, la magie. Et je me sens plus inspirée que jamais, malgré tout », dit Catherine Major, pour qui la priorité va à la famille. « Mais je dois les nourrir aussi ! »

Chanter, c’est aussi un travail, rappelle Ariane Moffatt, qui nous a envoyé ce petit mot quelques minutes après la fin de notre entretien :

« Je n’ai pas le choix d’aller gagner ma vie, même si c’est dans des horaires un peu anti-routine de famille. Mais ma plus grande réalisation des dernières années, c’est de tenter de faire tout ça ensemble le mieux possible. Très “je veux tout”… Et ça me remplit. »

Une première mesure pour aider les chanteuses

PHOTO PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Chantal Archambault, du duo Saratoga

La présence de chanteuses qui n’ont pas envie de choisir entre la carrière et la maternité, comme ce fut le cas pour les générations précédentes, obligera probablement l’industrie à prendre des mesures favorables à la conciliation travail-famille.

« Il y a une belle vague, constate Ingrid St-Pierre. Je pourrais te nommer 25 chanteuses qui ont décidé d’avoir une famille même si le milieu de la musique est très précaire. Ça ne nous empêche pas d’avoir des ambitions familiales et de garder nos ambitions de femmes d’affaires. On est une business, on a des enfants pareil, on se démène. Je trouve ça beau, nourrissant et ça m’émeut beaucoup. »

Un tout petit premier pas a été franchi cette année, alors que l’organisme subventionnaire Musicaction a lancé un projet pilote permettant aux mères d’enfants de moins de 2 ans de continuer à développer leur carrière à l’international.

« Ce programme permet à l’artiste d’emmener avec elle une personne qui s’occupera de son enfant, explique la responsable du projet, Anne-Karine Tremblay. Cette personne sera considérée comme faisant partie de l’équipe, au même titre qu’un musicien ou un directeur technique. On paie son déplacement, son per diem, pour que la chanteuse soit à l’aise et puisse se concentrer sur son travail. »

Trop souvent, ces dernières années, Anne-Karine Tremblay a vu des femmes refuser des occasions pour cause de bébé. 

C’est trop dommage. Le Québec étant ce qu’il est comme marché, de plus en plus de personnes vont cibler d’emblée le marché international. Et on va tout faire pour que les femmes qui le désirent aient les outils pour le faire.

Anne-Karine Tremblay, de Musicaction

Elle se souvient d’une situation en particulier où une chanteuse qui avait le profil parfait pour un projet en France a dû passer son tour parce qu’elle avait un bébé de moins de 1 an. « On avait vraiment le cœur brisé. Même si ça arrive parfois, on voit beaucoup moins un gars refuser un contrat à cause des enfants. »

L’idée est d’éviter que les chanteuses se découragent parce qu’elles sont « au bout du rouleau » et de prendre soin, plus largement, de la santé mentale des artistes.

Ciblé

Une personne a profité du projet pilote depuis sa mise en place : c’est Chantal Archambault, qui forme le duo Saratoga avec son amoureux Michel-Olivier Gasse. La mesure est extrêmement ciblée, Anne-Karine Tremblay en est consciente. Mais elle est aussi exploratoire.

« On a le désir d’aller plus loin, dit-elle. C’est pour dire aux femmes qu’on est conscients que c’est une charge supplémentaire et qu’elles sont au cœur de nos préoccupations. »

Une première ligne est donc lancée à l’eau, et Anne-Karine Tremblay espère qu’elle aura un effet positif autant sur d’autres organismes que sur le reste de l’industrie.

« L’intention est magnifique, mais le projet est niché. Si ça avait existé pour soutenir la tournée au Québec, j’en aurais eu clairement besoin », lance Ingrid St-Pierre, qui a fait sa tournée précédente en emmenant avec elle son bébé naissant, qui devait être allaité toutes les deux heures, 24 heures sur 24.

Ils ne nous donnent pas beaucoup de moyens, en musique. Une nounou, ça doit faire partie de l’équipe. On s’entend que je travaille, et que ça ne fonctionne pas si je ne suis pas bien ! Mais est-ce que je vais abandonner l’idée d’une famille pour ça ? Bien sûr que non !

Ingrid St-Pierre

Bien sûr, chaque cas de figure est différent. Par exemple, Marie-Mai et Mélanie Boulay n’ont pas trouvé que l’expérience d’emmener leur bébé en tournée était concluante. « Ce serait plus difficile que le fun, mettons », dit Marie-Mai en rigolant.

« Un enfant de 1 an a son horaire, rappelle Mélanie Boulay. En plus, le mien a le mal des transports, plus les bobos, les virus… Honnêtement, les fois que j’ai fait de la route avec lui, quand j’arrive sur scène, il faudrait que j’aille me coucher tellement je suis brûlée. »

Si la mesure de Musicaction avait été accessible pour le Québec, Mélanie Boulay l’aurait probablement utilisée. Et même si elle trouve que c’est un bon début, elle estime qu’elle devrait ratisser plus large.

« Même après deux ans, si tu emmènes ton enfant, tu as besoin d’aide. Et ça devrait être offert aux papas aussi. On essaie d’être dans un monde avec l’égalité des sexes; ce serait une façon d’aller dans ce sens. »

De son côté, Ariane Moffatt salue cette ouverture concrète. « Il était temps. Même s’il y a plein de papas impliqués, pourquoi les femmes qui allaitent et qui ont leur bébé scotché partiraient avec deux prises contre elles ? On n’a pas le choix que ce soit central, que ça fasse partie des discussions. »