Robert, tu fais partie de mes oreilles, de mon nez, de mes tripes, de l’idée même que je me fais de moi. Tu as toujours été là, le disque jaune avec Forestier accumulant la poussière dans la collection de tous les parents du Québec pendant les années 80, jusqu’à ce que les enfants le déterrent enfin. Tu ne disparaîtras jamais, tu le sais, tu le cries depuis le début que t’es éternel, et t’as raison.

Mais quelque chose de toi disparaît ces jours-ci, je sais que tu le sais aussi. La fascination québécoise pour la Révolution tranquille commence à s’évaporer, tout doucement, les célébrations de L’osstidcho en finissent de finir, et Yvon Deschamps ne fera pas de grand retour sur scène.

Quand je vois quelqu’un écrire #okboomer sur les réseaux qui ne t’intéressent sans doute pas, je me demande si ça s’adresse aussi à toi, ce rejet d’une génération qui a tout créé, qui a fait bien plus que jeter les fondations du Québec d’aujourd’hui, il lui a donné des ailes, pour traverser l’océan et le désert de l’Arizona, pour débarquer sans complexe dans le monde, enfin. Tu l’as imaginé, et c’est devenu réel, toute ta vie : j’y peux rien, j’y vois Hegel bien plus que Breton, tu es idéaliste et non surréaliste, t’avais les deux pieds ni sur terre ni aux cieux, t’avais les pieds dans les idées, qui se réifiaient sur scène, qui se réifient une fois de plus, ces jours-ci, pour fêter tes 75 ans.

T’es arrivé sur scène tout de blanc vêtu, en juin à la Place des Arts, pour la première série de spectacles. J’étais assis à côté de gens de 30 ans mes aînés, qui se gênaient pour grouiller leurs culs, pour ne pas cacher le monde derrière, et ça m’a fait rire dans mon whisky, la boisson de tous les tannants du monde.

Tu chantes le jus du Tennessee sur ton dernier disque, que j’ai entendu se faire descendre à sa sortie par un collègue raté sympathique, et j’ai été blessé, c’est comme si ma génération tenait absolument à brûler le bois avec l’eau d’érable.

J’écoute tes vieilles chansons difficiles à imaginer sortant aujourd’hui, celles où tu te fais brésilien, mexicain, et je me dis que c’est Catherine Mavrikakis qui avait raison, quand elle écrivait au printemps dernier dans la revue Spirale que la ligne est floue entre la rencontre et l’appropriation, beaucoup moins nette que l’enflure médiatique entourant la question, et que le travail de l’artiste est justement de sonder cette ligne, en se trompant parfois. Il faut se tromper souvent, tu le comprends depuis longtemps, autrement chacun reste dans son coin.

Tu permets que je te tutoie, t’as pitché un drum sur Paris, après tout. Là où je me retrouve le plus dans tes chansons, c’est quand tu te frappes la tête contre le mur, Ordinaire bien sûr, mais aussi Je l’savais, où tu consoles ton ami qui a perdu au jeu de la vie. Qui est celui qui a réussi, qui est celui qui représente l’échec, entre toi et Ducharme, tu le sais mieux que moi, mais j’ai ma petite idée.

Je pense à ce prof de mon ami, au cégep, qui aimait montrer les deux pochettes côte à côte, celle en jaune psychédélique de 1968 et celle au golf de 1977, en disant que tu t’étais perdu, vendu, avalé par la logique pop capitaliste. Je pense à moi qui criais sans hésiter à mon ami que son prof n’avait rien compris, que le golf était un sport psychédélique, et que l’image de toi rangeant les meubles de patio pour l’hiver était une des plus belles choses de la chanson québécoise.

C’est inévitable, ton « tabarnak de gros spectacle », comme le veut ta pub, ressemble beaucoup à un bilan. Tu joues tous les hits, avec un gros band et un gros écran derrière, changements de costume et tout le baratin. Mais je te confie un rêve, Robert : un show fait exclusivement de nouvelles chansons, tu es un jeune chanteur, le plus jeune au Québec peut-être, tu transcendes de plusieurs lieues la bizarrerie formatée d’un large pan de la chanson québécoise de ces jours-ci.

Le seul lieu où ta fougue existe encore, c’est dans le rap québécois.

Je ne sais pas si t’en écoutes, si tes enfants en écoutent, ou si tu reprends le discours un peu hautain de ta génération sur la chose quand ce n’est pas du rap aux textes engagés au sens soixante-huitard du terme. Mais j’écoutais tes chansons ce matin, et j’ai eu la distincte impression que tu rappais. Le flow est net, tout en staccato, comme Dédé 30 ans après toi. Puis tu relâches la tension, et tu chantes avec cette lamentation de bête blessée, comme le font les rappeurs sensibles à la Drake. Oui, Drake t’en doit beaucoup.

Tu n’as pas besoin de moi, mais j’ai besoin de toi, pour rire dans la nuit. Je pense à ce moment du documentaire récent de la radio d’État à ton sujet, où ta femme affirme qu’être artiste n’est jamais un statut atteint une fois pour toutes, pour toi. Tous les matins, il faut que l’artiste se le prouve qu’il est encore ça, parce qu’il n’y a pas de badge. En effet, il n’y en a pas. Prouve-le-nous, une fois de plus.

À la salle Wilfrid-Pelletier du 4 au 7 décembre, 20 h.

Consultez le site de Robert Charlebois : http://www.robertcharlebois.com/