Les sorties musicales de l’automne ont atteint des pics émotionnels. On pense entre autres aux albums Wave, de Patrick Watson, ou encore Ghosteen, de Nick Cave, dont certaines pièces peuvent déclencher ce que les neuroscientifiques appellent un frisson musical. La Presse décortique le phénomène, fascinant.

Une phrase musicale, un refrain, un mot, une montée en crescendo et voilà que, pendant quelques secondes, votre gorge se serre, votre rythme cardiaque augmente, un petit courant vous parcourt le dos, la température de votre peau chute et les poils se dressent sur vos bras.

Les neuroscientifiques s’intéressent depuis au moins 10 ans au phénomène du frisson musical (ou skin orgasm, en anglais). Un phénomène physiologique qui découle d’un influx de dopamine, comparable au plaisir ressenti quand on mange ou quand on fait l’amour et qui touche une majorité de gens lorsqu’ils écoutent certaines pièces musicales.

Étude

Il y a près de 10 ans, des chercheurs de l’Hôpital neurologique de l’Université McGill, menés par le professeur Robert Zatorre, ont publié une étude majeure dans la revue Nature Neuroscience qui, pour la première fois, mesurait la libération de dopamine en réaction à une écoute musicale agréable, et même en anticipant une écoute musicale agréable (instrumentale ou pas).

C’était la première étude à démontrer que la dopamine pouvait être associée à des plaisirs abstraits et non seulement aux plaisirs dits biologiques, tels que la nourriture ou le sexe, nous dit le neuroscientifique. Ça nous a permis de faire des liens entre le système de récompense [responsable de la dopamine] et les autres systèmes cognitifs du cerveau.

Robert Zatorre

Selon le professeur Zatorre, environ 70 % des gens ressentent ce frisson musical à un moment ou un autre, selon leur perception de la musique, leurs émotions et leurs sensations de plaisir. Une combinaison qui rend le frisson aléatoire, et qui fait qu’il n’est pas le même d’une personne à une autre.

Une étude de l’Eastern Washington University conclut que cette capacité à ressentir est liée à notre réceptivité (openness to experience). D’autres spécialistes, comme le neuropsychologue français Hervé Platel, estiment que la mémoire joue un rôle de premier plan dans l’apparition d’un frisson, le cerveau faisant des liens entre nos expériences passées (agréables ou non) et nos « archives » musicales.

« Notre cerveau est en permanence en train de comparer ce que nous vivons à ce que nous avons déjà vécu », explique le chercheur français dans une entrevue accordée récemment à France Culture. « Cela apparaît très clairement dans l’expérience du frisson musical : quand on les questionne sur ce qui provoque ce frisson, les trois quarts des auditeurs mentionnent un souvenir personnel que leur évoque la musique écoutée. »

L’effet surprise

Le professeur de musicologie à l’UQAM Danick Trottier croit que tout ce qui crée de la surprise dans le langage musical a le potentiel d’entraîner un frisson musical. Un constat que fait aussi le Dr Zatorre lorsqu’il étudie les réactions de notre cerveau aux stimuli de la musique.

« Ça peut être un silence, comme dans la pièce Living on the Edge, d’Aerosmith, un crescendo puissant, une note dissonante [étrangère à l’harmonie] ou une appoggiature ; tout cela va avoir un effet sur notre écoute, nous dit-il. C’est en quelque sorte des capteurs d’attention, qu’on retrouve beaucoup dans la musique classique parce que les pièces sont plus longues. Si on veut garder l’intérêt des gens, ces moments-là sont importants. »

Extrait de Livin' On The Edge, d'Aerosmith

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On le voit au cinéma également, note le musicologue. « La fameuse scène de la douche dans le film Psycho n’a pas le même effet sans la musique de Bernard Herrmann, qui reproduisait le son d’un coup de couteau avec des instruments à cordes. » Dans un autre registre, la musique d’Alberto Iglesias dans le film Tout sur ma mère, de Pedro Almodóvar, tellement émouvant, a également un riche potentiel de frissons.

Extrait de la bande sonore du film Psycho, de Bernard Herrmann

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Moult ouvrages traitent de ces questions. Emotion and Meaning in Music, de Leonard B. Meyer, qui, dès la fin des années 50, parle de ce courant entre la musique et l’auditeur. Sweet Anticipation : Music and the Psychology of Expectation, de David Huron, qui traite de la théorie de l’anticipation musicale, ou, plus récemment, Le frisson de chansons, de Stéphane Venne.

Contrairement à la musique classique, qui est souvent citée comme générant des frissons, la musique pop opère sur un autre mode plus classique : couplet-refrain.

« Le moment de climax, c’est le refrain, qu’on anticipe pour renouveler le plaisir, mais c’est un modèle quand même prévisible, nous dit Danick Trottier. Quand on écoute une chanson qui déjoue nos attentes, c’est là que ça peut provoquer un vrai frisson. Kendrick Lamar, entre autres, avec ses boucles qui augmentent chaque fois en intensité, y arrive. Radiohead aussi, entre autres avec son album Kid A. »

Extrait d’Optimistic, de Radiohead

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L’émotion dans la voix

Même si, selon le professeur Zatorre, la musique suffit à elle seule à activer notre système de récompense, les paroles en rajoutent une couche. La pièce Here Comes the River, de Patrick Watson, contient une montée fulgurante où la voix et la musique s’entremêlent jusqu’à atteindre un pic d’émotion qui pourrait vous donner un frisson. Mais l’artiste montréalais se défend bien sûr d’user de stratagèmes pour créer de l’émotion.

Extrait de Here Comes The River, de Patrick Watson

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« La musique est viscérale, estime-t-il. C’est en suivant les paroles que la montée est apparue. On essaie plein de trucs, j’ai 45 démos de cette chanson-là. J’ai commencé à l’écrire il y a peut-être cinq ans sans jamais la finir. Puis, un ami m’a confié un jour : “Parfois, quand on a trop de tristesse en nous, il faut tout laisser sortir [just cry it out]”. C’est ça qui m’a touché, qui m’a donné un frisson et que j’ai essayé de traduire. En 10 minutes, j’ai composé le morceau. »

Selon Patrick Watson, c’est « l’intention » dans la voix qui crée l’émotion.

Il y a, par exemple, dans la voix de Kendrick Lamar, une intelligence, un engagement, une conviction. C’est quelqu’un d’incroyable et d’inspirant. Comme Frank Ocean d’ailleurs, qui a un point de vue différent sur le hip-hop. C’est ça qui est touchant.

Patrick Watson

« C’est pareil pour Leonard Cohen, qui est tellement engagé dans ce qu’il chante. Il y a un travail dans la composition qui s’entend. »

L’auteur-compositeur-interprète met en garde contre la tentation d’intellectualiser la création musicale. « Quand je me mets au piano, je le fais pour me sentir mieux. Je suis mon corps ou l’intention des paroles, je ne pense pas aux harmonies. Quand on ne compose pas, là oui, bien sûr, on est plus conscient de la musique et des techniques musicales, mais quand on compose, on n’y pense pas. »

L’analyse de Cole Cuchnar

Intellectualiser la musique. C’est pourtant ce que fait de brillante manière l’Américain Cole Cuchnar dans son émission balado Dissect, où il décortique paroles et musiques de plusieurs artistes. Chaque épisode est consacré à l’analyse d’une chanson. Les œuvres de Kanye West, Kendrick Lamar, Frank Ocean et Lauryn Hill ont toutes été passées au peigne fin par ce mélomane averti.

Cuchnar parle notamment de frisson musical à l’écoute d’un segment de la pièce Solo (de l’album Blonde), de Frank Ocean, elle aussi en montée.

Extrait de Solo, de Frank Ocean

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« C’est drôle, nous dit Patrick Watson, parce que ce sont trois artistes qui m’inspirent beaucoup. Dans les cas de Kendrick Lamar et de Frank Ocean, la voix prend une place super importante dans le mixage, on appelle ça un vacuum mix. Ça donne une écoute très personnelle et intime. On a l’impression qu’ils s’adressent juste à nous. On l’entend aussi avec Billie Eilish. C’est comme si les paroles se rendaient directement à nous, sans passer par le lieu dans lequel on se trouve. »

Cuchnar donne également en exemple les pièces Someone Like You, d’Adele, In My Life, des Beatles ou encore Bohemian Rhapsody, de Queen.

Peu importe le genre musical, Patrick Watson continue de penser que le frisson vient de l’intention exprimée par l’artiste, qui rejoint quelque chose chez l’auditeur ou le spectateur.

« Ce n’est pas la justesse de la voix qui compte. Bob Dylan chante faux, mais il est touchant à cause de son engagement. “Even in the way you try” [dans la pièce Turn Out the Lights], ça m’a pris trois mois à trouver cette phrase et je crois que ça s’entend. Ce n’est pas ma voix de falsetto qu’on retient. L’émotion, elle vient aussi parce qu’on crée un espace intime où les gens se sentent compris, où il y a de la compassion et de l’espoir. »

Et ceux qui ne sont pas réceptifs ?

Tous ne sont pas affectés par ce phénomène du frisson musical. Outre l’exposition à la musique, la sensibilité, la curiosité ou l’esprit d’ouverture, il y aurait des causes carrément neurologiques qui expliqueraient l’absence de frissons.

Le professeur Robert Zatorre a mené une étude en 2018 sur les gens qui sont peu sensibles à la musique (anhédonie musicale) et ceux qui, a contrario, sont hypersensibles (les mélomanes). « Nous avons trouvé que le degré de connectivité entre les zones auditives du cerveau et le nucleus accumbens était très pauvre dans le premier groupe, et très fort dans le deuxième. Alors les différences en termes de sensibilité à la musique semblent être reliées à la connectivité neuronale. »

Une autre étude réalisée par Robert Zatorre en 2013 brouille encore les cartes. Son équipe a conclu que le système de récompense pouvait être activé sans qu’il y ait nécessairement de frissons. « On a fait des tests de résonance magnétique fonctionnelle pendant que les gens écoutaient une série de morceaux de musique pop. Ils devaient décider combien d’argent ils étaient prêts à dépenser pour avoir un enregistrement. On a montré que plus on dépense de l’argent, plus il y a de l’activité dans le noyau du cerveau qui est associé au système de la récompense [le nucleus accumbens], mais que le frisson n’était pas nécessaire pour que ce système s’active. »