Il faut un peu de tout et un peu de tous pour faire un monde. Cet été, notre journaliste parcourt les festivals à la rencontre de ceux et celles qui composent cette mosaïque humaine.

La rue Sainte-Catherine se trémousse ce jour-là sur des musiques du monde et des rythmes jazz. Mais l’attention se resserre graduellement autour d’un piano public, pris d’assaut par un étrange personnage et ses ballades romantiques. « Que c’est charmant ! », lance une dame en s’empressant d’offrir une bouteille d’eau au pianiste.

La température est cuisante, mais Tim Mew oublie qu’il a chaud, qu’une centaine d’yeux sont braqués sur lui et qu’hier, encore, il n’a pas su trouver un endroit où se loger. Pour un instant – les yeux fermés, les doigts complètement fusionnés aux touches de l’instrument –, il est emporté par la musique, loin de sa misère.

Le retour à la réalité est toujours brutal lorsque les notes se taisent.

« Si vous voulez toute la vérité à mon sujet, je vais vous la donner, commence l’homme de 51 ans. J’ai passé 26 ans de ma vie derrière les barreaux. J’ai fait plusieurs prisons au pays pour différentes raisons. Je suis toxicomane et j’ai une dépendance au jeu. »

La musique comme richesse

L’Albertain n’a jamais su lire la musique, mais en joue joliment à l’oreille. Il se rappelle être rentré un jour de la garderie et avoir interprété – sans savoir ni comment ni pourquoi – un impeccable Jingle Bells au piano. Sur les conseils de son entourage, sa mère a fini par lui offrir des cours. Une dépense inutile, dit-il : il n’a jamais été en mesure de tenir en place.

À 7 ans, à la suite d’un accident, son cerveau a subi des séquelles permanentes. D’enfant docile, il est devenu turbulent, incapable de se concentrer. Rapidement, il est tombé dans la délinquance. « Tu ne feras jamais rien de ta vie ! », disait son beau-père, dont les paroles résonnent encore dans sa tête comme un refrain qui tourne en boucle. 

Je me suis saboté parce que je ne pensais pas mériter mieux.

Tim Mew

Un passage dans un centre de désintoxication d’Ottawa lui a permis de cesser la consommation de crack et de cocaïne en 2004. Il y a également rencontré celle qui donne le rythme à ses battements de cœur et qu’il a voulu suivre au Québec. Il n’a pas remis les pieds en prison depuis trois ans. Il erre cependant à la recherche de petits boulots et d’un logement décent.

Le dernier était infesté de coquerelles et de moisissure, et servait de maison de passe. Il l’a quitté pour finalement se rabattre sur les refuges pour sans-abri. Ses nombreux bandages masquent les piqûres de punaises de lit qu’il a grattées au sang dans un moment de découragement. Ces jours-ci, la température est assez clémente pour dormir à la belle étoile.

Rêver d’ailleurs

Parfois, Tim Mew se prend encore à rêver qu’il divertit les clients d’un bar ou d’un bateau de croisière. Il leur joue des ballades et du hard rock, et les surprend avec ses propres compositions. « Je crois sincèrement que ça pourrait être des succès », assure-t-il.

Quand il est dans cet état et que ses doigts dansent sur le clavier, son corps est traversé de frissons. 

Ça me donne l’impression que le vrai moi est là. Celui que j’aurais voulu être : le joueur de piano que je sais que je suis.

Tim Mew

« L’âme meurt si on n’utilise pas ses dons », l’a-t-on prévenu. Mais la paix d’esprit est difficile à trouver quand on est rongé par la honte et la culpabilité, se ravise-t-il.

L’homme empoigne son maigre bagage et retourne à son piano, sa musique et son public empruntés, pour entamer une mélodie d’Elton John : Your Song. « … je n’ai pas beaucoup d’argent, mais si j’en avais, j’achèterais une grande maison où l’on pourrait tous les deux vivre », entend-on en sourdine.

Tim Mew referme les yeux et s’envole à nouveau. Rêver, heureusement, ne coûte rien.