Quatre décennies après avoir lancé le Festival international de jazz de Montréal (FIJM), André Ménard et Alain Simard bouclent la boucle avec le sentiment du devoir accompli.

Les fondateurs du FIJM, de l’Équipe Spectra et plus encore resteront proches de leur « bébé », pourront agir en tant que conseillers bienveillants, mais les deux associés comptent faire autre chose de leurs vies personnelles et professionnelles.

Au terme de l’année, ils cesseront d’être les figures de proue du grand festival, passeront le flambeau aux générations suivantes qui assurent déjà la pérennité du plus important événement culturel tenu à Montréal, au Québec comme au Canada.

De la contre-culture au jazz

Imprésarios, promoteurs, producteurs, gestionnaires de salles de concert, directeurs artistiques, visionnaires de notre développement culturel, associés depuis 1977, ils ont mis au point un modèle de développement festivalier inédit au tournant des années 80 : immense festival généraliste dont l’épicentre est jazz, énorme happening musical aux volets payant et gratuit.

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Alain Simard et André Ménard en 1990

« Notre programmation gratuite est un modèle unique au monde, Montréal est devenu la ville des festivals grâce à ce concept. Il a été clairement démontré que les concerts gratuits génèrent beaucoup plus de retombées économiques et touristiques que n’importe quel festival payant présenté dans une aire captive pendant un long week-end. D’ici ou d’ailleurs, le public participe davantage au volet gratuit. Restaurants, boutiques et hôtels en récoltent les bénéfices », résume Alain Simard.

C’est la formule de rêve. Dehors, c’est le party pour le grand public et, à l’intérieur, on s’adresse aux aficionados venus à la rencontre de grands artistes de différents horizons. Dès le départ, cela correspondait à notre idée d’un festival qui s’adressait à tout le monde plutôt qu’aux happy few.

André Ménard

André et Alain sont de purs produits de la contre-culture ayant marqué la fin des années 60 et le début des années 70. Jeunes, ils étaient enclins aux créations psychédéliques, aux prolongements créatifs du rock et du jazz et ils réprouvaient les musiques diffusées à la radio commerciale.

Mais pourquoi précisément le jazz ?

« À l’origine, relate Alain Simard, je rêvais d’un immense festival pop, sorte de prolongement du village utopique et des nouvelles messes psychédéliques que j’avais vécues au cours des années 60. Mais je me suis rendu compte que Donald K Donald, alors le plus important producteur pop à Montréal, dominerait inévitablement ce marché. »

Le jazz, parfait pour Montréal

Après avoir présenté Pink Floyd au CEPSUM et à l’Autostade, Simard avait cessé de caresser ces ambitions. Et puis… une large part de la mouvance pop-rock était devenue commerciale. « L’âge d’or de la contre-culture était derrière nous, mais André et moi gardions ce côté missionnaire dès notre association en 1977. Nous rêvions de faire connaître de meilleures musiques que celles diffusées par les radios commerciales. »

Le jazz, pour sa part, était devenu une forme internationalement reconnue auprès d’une portion de la jeunesse, notamment à cause de ses croisements avec le funk et le rock.

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Alain Simard discute avec la chanteuse jazz américaine Dee Dee Bridgewater et le pianiste Oliver Jones en vue de leur présence au Festival international de jazz de Montréal de l’an 2000.

« Le jazz et le blues étaient à mon sens parfaits pour Montréal, nous en présentions régulièrement et je le faisais avant de faire équipe avec André, poursuit Alain Simard. J’avais aussi réalisé que Montréal était musicalement la porte d’entrée de l’Europe en Amérique. C’est pourquoi je souhaitais un festival de jazz qui n’aurait pas que des musiciens américains. »

Pendant les huit premières années de son existence, Alain Simard a signé la programmation du FIJM avec les conseils du regretté réalisateur de Radio-Canada Alain De Grosbois et l’animatrice Katie Malloch, sans compter David Jobin, qui l’aidait dans la conception de la programmation extérieure. Également responsable de la commandite et des relations gouvernementales, Simard travaillait de près avec André Ménard pour les choix de programmation. Ce dernier remplissait d’autres mandats, à commencer par le marketing et la gestion des salles liées à l’Équipe Spectra.

Lorsque Alain Simard a fondé les FrancoFolies de Montréal et en a assumé la programmation, André Ménard a hérité de l’entière programmation en salle au FIJM. Et lorsque Simard a fondé Montréal en lumière, Laurent Saulnier est devenu le programmateur principal des Francos, et plus encore. Alain Simard dit néanmoins avoir toujours voulu rester proche de la programmation, « car c’est la partie de ce travail qui [l]’intéresse vraiment ».

Spectra, l’entreprise privée qui produisait les trois grands festivals mentionnés, a été vendue au groupe CH de Geoff Molson en décembre 2013. L’acquéreur en a aussi épongé la dette. Ce fut un grand soulagement pour Simard, réjoui par les perspectives d’avenir côté Spectra et par le fait que sa propriété soit restée montréalaise.

Les fonctions de Simard et de Ménard ont été progressivement allégées depuis lors. Elles ont surtout été orientées vers la consultation et la représentation de l’entreprise à divers comités, notamment au Partenariat du Quartier des spectacles. Au point de vue de la programmation, leur rôle se situe à l’arrière-plan depuis nombre d’années.

Vaisseau amiral

Jusqu’à ce jour, le FIJM demeure néanmoins le vaisseau amiral de leurs réussites. Or, depuis la fin des années 90, le vaisseau a multiplié son offre de croisières ; le grand festival de Montréal est devenu généraliste, à l’instar des grands festivals européens de même type.

Force est de constater que le jazz en tant que tel a perdu de son pouvoir d’attraction.

« Prenez le saxophoniste Joe Lovano, qui remplissait le Théâtre Maisonneuve à une certaine époque. Aujourd’hui, il ne peut faire davantage que le Monument-National », illustre André Ménard. 

Malgré cette baisse tendancielle, notre interlocuteur affirme que la portion jazz du FIJM est plus considérable que dans tous les festivals généralistes de taille comparable.

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André Ménard et Alain Simard en 1985

« Tu peux te faire un très beau festival de jazz à l’intérieur du grand festival. Mais il faut admettre que la manière dont la musique est créée et catégorisée aujourd’hui, ce n’est pas aussi évident que ça l’était. Dans les années 80, le jazz fusion n’avait pas dit son dernier mot, les Marsalis débarquaient avec une proposition néo-classique, il y avait le jazz contemporain, etc. Tout était plus facile à circonscrire. »

Aujourd’hui, une large part de la musique est conçue et jouée différemment, plusieurs valeurs associées au jazz se sont transposées dans différents styles – électro, hip-hop, etc. Bien sûr, on a encore besoin de musiciens de bebop, mais définir le champ du jazz actuel, c’est pas mal ouvert.

André Ménard

Et pourquoi le « jazz-jazz » a-t-il décliné ?

« J’aurais du mal à l’expliquer… Le jazz a beaucoup cherché à atteindre le statut de la musique classique avec l’enseignement dans les écoles, les orchestres permanents, etc. Mais il n’a pas encore atteint ce statut acquis par la musique classique en… quatre ou cinq siècles ! Actuellement, le déclin et le vieillissement des auditoires nous conduisent à tenir le jazz à bout de bras. Demain ? Les choses pourraient changer. »

L’avenir du Quartier des spectacles

Quant à l’événement en tant que tel, Simard et Ménard se montrent optimistes malgré les obstacles à surmonter. Cette année, par exemple, on observe une réduction de l’aire des spectacles gratuits (jusqu’à la fin du réaménagement du Musée d’art contemporain et de l’esplanade Clark).

« Les terrains vacants se font plus rares au centre-ville et nous avons travaillé très fort afin que ceux qui restaient puissent se transformer en places publiques. En 2020, nous pourrons compter de nouveau sur l’esplanade de la Place des Arts et sur l’esplanade Clark », souligne Alain Simard.

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Alain Simard et André Ménard devant l’œuvre de l’esplanade de la Place des Arts L’artiste est celui qui fait voir l’autre côté des choses, en 2004

« En 1987, reprend André Ménard, j’ai été le premier à balbutier l’expression “Quartier des théâtres”, puis “Quartier des spectacles”. En 1989, on a précisé l’idée et… ça a quand même pris 20 ans pour voir naître la place des Festivals. Dix ans plus tard, l’esplanade Clark n’est pas encore terminée, c’est dire. Beaucoup d’amour a été mis là-dedans, de 15 à 20 heures par semaine dans les comités. Je le fais encore, mais je suis un peu tanné. »

En ce qui a trait aux nombreuses tours de condos qui s’érigent autour des festivals du centre-ville, Ménard reste inquiet : « Je m’interdis d’être optimiste, car la Ville de Montréal n’a pas encore agi sur les normes d’insonorisation. La seule et unique solution, c’est la fenestration triple. Heureusement que ça ne se plaint pas trop pour l’instant… »

Le défi de la gratuité

Longtemps responsable de la commandite et du marketing, Jacques-André Dupont, devenu président du FIJM et de Spectra, a donc du pain sur la planche, selon Alain Simard.

« Son premier défi consiste à contrer la baisse importante des revenus autonomes sur l’aire du FIJM, qui s’observe depuis au moins cinq ans en raison de la croissance de la restauration aux abords des festivals. Jacques-André a obtenu un fonds de transition avec l’organisme Tourisme Montréal, le temps de trouver une solution à long terme pour le sous-financement chronique des concerts gratuits, qui sont l’essence même de l’événement. »

S’il ne croit pas que le Groupe CH envisage de transformer le mandat du festival, Alain Simard apporte toutefois une nuance. « Si on ne trouve pas de solutions pour le manque à gagner, il sera obligé de le faire. Ce qui m’étonnerait vraiment : je crois plutôt que toutes les instances de Montréal et des gouvernements sont très conscientes des retombées financières des festivals gratuits au centre-ville. Autour du festival, les commerçants ne souhaitent sûrement pas voir le festival abandonner sa formule gratuite. »

C’est pourquoi Alain Simard, André Ménard et leurs successeurs estiment crucial de redistribuer équitablement la richesse générée par la programmation gratuite des grands festivals, à commencer par le FIJM.

« Il faudra une ristourne versée au festival pour l’aider à financer sa programmation gratuite et ses installations. Je crois que ça se produira. Notre but n’est pas d’être subventionnés, mais bien d’avoir notre juste part des retombées pour être capables de continuer. »

Le 40e Festival international de jazz de Montréal se déroulera du 26 juin au 6 juillet