Avec son plus récent album, Le monde est chaud, le reggaeman ivoirien Tiken Jah Fakoly a voulu joindre sa voix au combat « le plus urgent » de notre époque : la lutte contre les changements climatiques. Toujours porté par son panafricanisme, l’homme de 50 ans ne délaisse pas sa première mission, soit l’éveil des consciences africaines, une chanson à la fois.

Vous êtes souvent venu à Montréal, vous êtes un habitué des festivals ici. Quelle est votre relation avec la ville et son public ?

J’ai un rapport très fort avec le public de Montréal, du Québec en général. Je viens ici depuis 2000. Le premier festival que j’ai fait, c’était Nuits d’Afrique. Le contact était super dès le départ. Il y a une chaleur folle. Quand on est dans la loge, on sent déjà qu’on est à Montréal. On sent les murs trembler.

Votre dernier album aborde les problèmes environnementaux. La pièce-titre parle de l’urgence d’agir. Pourquoi avoir décidé de mettre ce sujet au centre d’un album ?

Je me suis rendu compte que la planète est en train de nous parler. La nature n’a pas de voix, mais elle nous donne des signes. À nous de l’écouter, de l’analyser et de changer notre comportement. Dans des documentaires, j’ai vu les glaces fondre, j’ai vu les conséquences du réchauffement climatique en Afrique. […] Je ne m’impose pas les chansons, ça me vient naturellement. J’ai décidé d’apporter ma modeste contribution au combat le plus urgent d’aujourd’hui.

Êtes-vous optimiste face à cette lutte ?

Je ne peux pas dire que je suis optimiste. Je le serai quand je verrai les premières actions concrètes des décideurs. Ce qui me donne espoir, aujourd’hui, ce sont les adolescents qui décident d’organiser des manifestations et qui refusent d’aller à l’école parce qu’ils veulent contester l’inaction des dirigeants. C’est eux, l’avenir.

Vous être retourné en Côte d’Ivoire, à Abidjan, pour enregistrer l’album. Ça faisait 20 ans que vous ne l’aviez pas fait. Pourquoi maintenant ?

Pour moi, c’était un retour aux sources. Je voulais retrouver les mêmes vibrations que dans les premiers albums. J’avais aussi reçu quelques critiques : des fans avaient l’impression que je faisais de la musique pour les gens de l’extérieur, que je m’éloignais de mon ancien son. Pour moi, ce n’était que pour atteindre un public qui n’écoute pas forcément du reggae. Il fallait que j’ouvre ma musique pour que quelqu’un qui écoute de la pop ait accès à mon message. Le reggae est basé sur le message. Mon souci était d’atteindre un public plus large.

En plus de votre musique, vous êtes très engagé auprès du peuple, des jeunes surtout. Quels sont vos projets actuels ?

Je fais de l’agriculture, de l’élevage. Tout ça pour faire passer des messages importants à la jeunesse. Pour montrer que l’Afrique a tout. On trouve dans nos plats du poisson de Chine, du riz de la Thaïlande… alors que tout pousse sur ce continent. Si des leaders d’opinion, comme ma modeste personne, commencent à s’intéresser à la terre, cela peut donner une valeur à l’agriculture et pousser les jeunes à s’y intéresser. […] J’ai aussi une association qui construit des écoles. Nous en avons six pour l’instant : deux en Côte d’Ivoire, une au Niger, une au Mali, une au Burkina Faso et une en Guinée-Conakry.

Pourquoi des écoles ?

Le but est d’encourager les parents à y envoyer leurs enfants. C’est l’éducation qui va réveiller l’Afrique. Nos populations sont manipulées par les politiciens. Et ces gouvernants sont manipulés par le système occidental. Tout le monde sait que la majorité de la population ne sait ni lire ni écrire. Ils sont vulnérables. Je veux montrer l’importance de l’éducation et du reggae pour l’éveil des consciences.

Le lien entre l’art et le message social est évident pour vous…

Le reggae, depuis Bob Marley, a décidé d’être la voix des sans-voix. On prend la parole pour la majorité des gens qui n’ont pas la possibilité de le faire.

Depuis que vous avez commencé en musique, sentez-vous que les messages que vous portez arrivent à destination ? Voyez-vous un changement positif en Afrique ?

Oui, on sent que la population est plus réveillée. Et notre combat a été renforcé par les réseaux sociaux. Pour une population qui avait peur de s’exprimer, avoir la possibilité de parler, derrière son écran, c’est extraordinaire. Mais même avant, nous avons fait la promotion de la liberté d’expression. Nous avons montré qu’on peut parler. 

Ce qui vous a valu d’être en danger, de devenir un ennemi dans certains pays d’Afrique.

J’ai connu l’exil. J’ai connu la censure. J’ai été interdit de séjour au Sénégal de 2007 à 2010. Je suis allé au Congo-Kinshasa en 2016 et j’ai été refoulé à l’aéroport. Il m’est aussi arrivé de me présenter à des émissions de télévision où les réalisateurs me disaient que je ne pouvais pas chanter telle ou telle chanson parce que ça leur ferait perdre leur travail. Il y a des émissions, des stations de radio, qui refusaient de jouer certaines chansons.

Ça s’est amélioré ?

Oui. Et de toute façon, j’ai les réseaux sociaux, je peux faire passer mon message à travers ma chaîne YouTube, si les chaînes nationales me censurent. Je considère que c’est le prix à payer pour rester ce que je suis et continuer mon combat.

N’avez-vous jamais envisagé de vous engager en politique ?

Non. Parce que si j’occupe un poste politique, en tant qu’Ivoirien, je ne peux plus parler du Sénégal. Ce sera considéré comme de l’ingérence. Dans le processus de réveil de l’Afrique, j’ai un rôle plus important que le rôle politique. Quand je chante une chanson qui a pour objectif de réveiller les populations, elle touche les Guinéens, les Sénégalais, les Mauritaniens… 

Au MTELUS ce soir, à 21 h, dans le cadre des Francos.