Frank Zappa, Maria Callas, Roy Orbison et bientôt Buddy Holly, des artistes disparus depuis des décennies, repartent en tournée sous une forme virtuelle. Ces concerts donnés par des avatars annoncent-ils une révolution du spectacle live ?

« Je suis votre bouffon en résidence et mon nom est Frank », a dit Zappa au public venu le voir en spectacle à Long Island, le 25 avril dernier.

Sur scène, c’était lui et ce n’était pas lui : Frank Zappa est mort il y a 25 ans. Ses fans se sont plutôt déplacés pour voir son avatar, qui chantait et jouait de la guitare avec un groupe en chair et en os, composé de ses anciens musiciens.

La scène est rapportée par le magazine Rolling Stone, qui a trouvé que The Bizarre World of Frank Zappa, présenté dans quelques villes américaines entre la fin d’avril et le de début mai, capturait « l’essence » de l’iconoclaste rockeur. Sa résurrection scénique, pilotée par l’entreprise Eyeillusion, qui avait déjà ramené Dio sur scène, semble avoir plu.

L’automne dernier, Roy Orbison, disparu en 1988, était lui aussi de retour sur scène sous la forme d’une image générée par ordinateur. In Dreams – The Roy Orbison Tour, de la firme Base Hologram, a reçu des critiques partagées. « Impressionnant mais ennuyeux », a titré le Toronto Star. Même les commentaires les plus élogieux étaient tempérés par un malaise à l’idée d’assister à la prestation d’un fantôme…

« Je crois que les critiques ont trop mis l’accent sur la ressemblance avec Roy Orbison et pas assez sur la qualité sonore de l’expérience, qui était grande, juge Peter Lehman, professeur à l’Arizona State University et auteur de Roy Orbison : The Invention of an Alternative Rock Masculinity, qui a vu le spectacle deux fois. Les spectateurs savent qu’il s’agit d’une représentation d’un artiste qui, dans bien des cas, est mort depuis des décennies. »

Entendre cette voix à nulle autre pareille constituait un élément capital de l’expérience, selon l’universitaire. La présence de musiciens en chair et en os contribue aussi beaucoup à installer le contexte live. « Les applaudissements ne s’adressaient pas à un mort, mais aux musiciens », nuance-t-il.

Résurrections « 3D »

Ce n’est pas d’hier que des icônes disparues ressortent des coulisses de l’éternité. Céline Dion a chanté en duo avec un avatar d’Elvis il y a 12 ans à American Idol. Un Michael Jackson virtuel a offert un numéro cinq ans après sa mort lors des Billboard Music Awards. Tupac a quant à lui fait une apparition à Coachella, en 2012, avec Snoop Dogg et Dr. Dre, montrant que ce genre de performance pouvait désormais avoir lieu sur scène.

Ces avatars sont souvent décrits, à tort, comme des hologrammes. Il s’agit en fait d’images de synthèse combinées à une illusion vieille de plus de 100 ans appelée Pepper’s Ghost. « Ça donne l’impression que l’image est en 3D, mais ce n’est pas le cas, nuance Jeff Pezzutti, PDG d’Eyeillusion, entreprise derrière The Bizarre World of Frank Zappa. La technologie qui permettrait de faire le tour d’une image n’existe pas encore. »

Ce n’est qu’une question de temps avant que la chose soit possible, selon l’entrepreneur, qui se dit convaincu qu’on verra de plus en plus de concerts mettant en vedette des stars disparues ou retraitées. « C’est un nouveau mode de distribution, juge-t-il. Une nouvelle façon de ramener un artiste et son œuvre. »

Une trahison ?

Faire revivre des icônes disparues soulève toutefois des questions. Au lendemain du retour scénique virtuel de Tupac, Matt Gurney, du quotidien torontois National Post, jugeait que si on pouvait continuer de commercialiser l’œuvre d’un artiste après sa mort, on ne pouvait le ressusciter dans le but d’exploiter sa personne. 

« On ne ressuscite personne. Ce qu’on fait, c’est divertir et célébrer un artiste », explique Jeff Pezzutti, PDG d’Eyeillusion.

Peter Lehman croit que les enjeux éthiques soulevés par certains critiques trahissent surtout une crainte face à une technologie encore nouvelle. Il ne se formalise pas des visées commerciales de ces spectacles construits autour d’icônes disparues. Sauf peut-être si leur mort est aussi tragique et récente que celle d’une Amy Winehouse, par exemple. « Faire de l’argent sur le dos d’artistes morts est le fondement de l’industrie culturelle depuis longtemps », observe-t-il, citant les musées et la musique classique.

Ramener des morts sur scène ne trahit-il pas l’essence de ce qu’est une expérience dite live ? « Ce qu’on appelle un concert live implique fréquemment de la musique préenregistrée et le spectateur ne sait pas ce qui est en direct ou non. Dans presque tous les concerts de grande envergure, il y a des écrans géants que le public regarde plus que l’artiste sur scène, ajoute-t-il. La dernière fois que j’ai vu Bruce Springsteen, il était tellement loin que je n’aurais pas pu jurer que c’était lui sur scène ! »

Un vrai partage 

Eyeillusion dit rechercher une forme d’interactivité dans The Bizarre World of Frank Zappa, où le rockeur s’adresse au public. « L’idée, c’est de générer des points de contact pour créer l’illusion que, pour un moment, la personne est de retour sur scène », résume Jeff Pezzutti. Son objectif est de créer une expérience « collective ».

« Quand on assiste à un concert, on vit une forme de communion avec les autres spectateurs, on partage un moment avec d’autres gens qui aiment la même musique. Il y a une dimension sociale importante dans cette expérience », insiste Peter Lehman. 

Ce qu’on projette dans l’icône et nos souvenirs associés aux chansons font en effet autant partie du spectacle que la prestation elle-même. « Ça va bien au-delà de l’hologramme », conclut Peter Lehman.