La culture musicale n'est pas qu'anglo-saxonne et nous, francophones, sommes parmi d'innombrables locuteurs à défendre leur différence. Au terme de 2018, voici plusieurs autres exemples constituant cette pointe d'iceberg de la grande diversité culturelle sur cette petite planète.

Wolastoqiyik Lintuwakonawa

Jeremy Dutcher

Fontana North

Les Blancs francophones nomment Malécites les Wolastoqs, peuple au confluent du Nouveau-Brunswick, du Québec et du Maine. Ils parlent une langue algonquienne à préserver malgré son déclin dramatique au cours de la colonisation. Issu de cette nation autochtone, Jeremy Dutcher est musicalement instruit : ténor classique de formation, cet excellent chanteur est aussi musicologue... et surtout créateur innovant, ce qui lui a valu le prix Polaris. Les matériaux de ses oeuvres composites sont les musiques traditionnelles de sa nation illustrées à travers des archives sonores centenaires, mais aussi les musiques classiques tonales, les musiques contemporaines postminimalistes, parfois assorties d'ornements atonaux, ainsi que de la pop actuelle assortie d'instruments électriques ou encore de traitements électroniques. Énorme contribution pour 2018.

The Ballad of the Runaway Girl

Elisapie Isaac

Bonsound

Cet opus est l'aboutissement d'une gestation difficile, traversée de tourments existentiels qui ont ramené sa créatrice à ses terres septentrionales afin qu'elle y retrouve l'équilibre. Moult infusions de racines culturelles ont été nécessaires pour que l'adversité soit neutralisée, pour que les repères soient retrouvés. The Ballad of the Runaway Girl en est le récit et l'évocation, road trip de l'intérieur. De tous les albums d'Elisapie Isaac, cet album est celui qui présente les oeuvres les plus incarnées. Les chants sont interprétés en inuktitut, aussi en anglais et en français, exprimant une triple identité. Les musiques sont essentiellement folk, mais enrichies d'arrangements subtils, d'une instrumentation sophistiquée et d'un jeu très compétent. Elle accomplit enfin ce qu'elle a longtemps remis à plus tard : lier son passé et son présent, offrir ce qu'elle a de mieux en elle.

El Mal Querer

Rosalía

Sony Music

Rosalía Vila Tobella, 25 ans, est issue de Sant Esteve Sesrovires, dans le pays catalan... qui n'est pas le bassin original du chant flamenco, mais dont la chanteuse maîtrise parfaitement les inflexions, le timbre et la puissance. En février 2017, elle lançait Los Angeles, un premier album remarqué dans les cercles spécialisés, mais ce tout récent El Mal Querer vient de la propulser en orbite planétaire. Les ornements, traitements et filtres électroniques (souvent inspirés du trap et de l'esthétique hip-hop), ainsi que des arrangements de cordes de tradition classique ou carrément contemporains avec des couches postminimalistes à l'européenne, s'ajoutent aux tapements des mains et des pieds ainsi qu'au jeu de guitare typique de la forme. Depuis Ojos de Brujo et sa chanteuse soliste Marinah, voilà fort probablement la réforme la plus spectaculaire sur le territoire des musiques populaires de tradition ibérique.

Balfron Promise

47SOUL

Cooking Vinyl

Fondé à Amman, transplanté à Londres depuis, le groupe jordano-palestinien a lancé le shamstep, style moyen-oriental inspiré des musiques populaires du Bilad al-Sham - qui désigne la Palestine, la Syrie, le Liban, la Jordanie, soit l'ensemble des pays du Levant ou encore cette Grande Syrie que souhaite sa majorité arabe. Ainsi, cette approche très énergique et très puissante intègre le dabkeh (danse folklorique connue de tous au Levant), mais aussi le dub, le dubstep, le hip-hop ou même le hard rock. Les textes sont exprimés en arabe et en anglais, et abordent des thèmes sociaux, politiques et humanitaires, propres à la condition de la région dont ils se sont expatriés. Voilà un archi-must pour les fans d'électro arabe.

Djarimirri (Child of the Rainbow)

Gurrumul

Skinnyfish Music

Djarimirri (Child of the Rainbow) est le quatrième et dernier album studio du chanteur et multi-instrumentiste Geoffrey Gurrumul Yunupingu (chant, guitare, percussions, claviers, didgeridoo), qui a succombé en 2017 à une maladie des reins peu de temps après la réalisation de cet enregistrement d'exception. Interprétés en langue autochtone, ces chants aborigènes évoquent les valeurs et pratiques traditionnelles du peuple Yolngu, vivant dans la partie septentrionale de l'Australie. Voilà de surcroît une des grandes rencontres entre musiques autochtones et contemporaines, postminimalistes dans le cas qui nous occupe. Le réalisateur Michael Hohnen en a imaginé de magnifiques prolongements orchestraux, peaufinés aux côtés de différents ensembles classiques australiens. Le résultat final est plus que saisissant.

What Heat

Bokanté + Metropole Orkest & Jules Buckley

Realworld Records

Nous avons déjà vanté le premier concert et le premier album de Bokanté, fondé par le bassiste, multi-instrumentiste et compositeur américain Michael League, leader de Snarky Puppy, et dont la chanteuse est la très douée Malika Tirolien, Antillaise installée à Montréal s'exprimant en créole guadeloupéen, en français et en anglais. Voilà un deuxième album encore plus ambitieux que le premier, soit un enregistrement avec le Metropole Orkest, que dirige le maestro Jules Buckley en Hollande, avec des artistes d'ici - il a déjà travaillé avec Patrick Watson et Emilie-Claire Barlow. Dans le cas qui nous occupe, le résultat est parfaitement adapté aux huit nouvelles compositions de Bokanté, pour la plupart excellentes.

Radyo Siwèl

Mélissa Laveaux

Because Music

Cet album de Mélissa Laveaux est un résumé bien senti de sa trajectoire. D'origine haïtienne, née à Montréal, élevée à Ottawa, transplantée à Paris, de retour en Haïti après 20 ans d'absence. Ce voyage d'intenses recherches fut le déclencheur de son meilleur opus. Elle aurait pu y recréer des airs de style troubadour à l'ancienne, chansons créoles mâtinées de folklore rural et de musique sacrée (vaudoue). Elle a plutôt opté pour un alliage beaucoup plus ingénieux, plus singulier : on y sent à la fois l'enracinement de la parolière, musicienne et chanteuse, mais aussi les traits de ses cultures d'adoption qui n'ont à peu près rien à voir avec le hip-hop ou le R & B - à l'évidence, Mélissa Laveaux est aussi chevauchée par l'esprit indie rock. Les guitares, basse, claviers et percussions sont crus, les voix sont traitées sans polissage, mais la qualité des prises de son et du mixage leur confèrent une facture plus qu'intéressante.

Kin Sonic

Jupiter & Okwess

Glitterbeat Records

Vétéran de la scène congolaise, Jupiter Bokondji a peaufiné un mélange explosif, dont les ingrédients actifs sont les rythmes congolais traditionnels, l'afro-pop, le funk et l'afro-rock, style composite qu'il nomme bofenia rock. À l'instar de tant de frontmen africains, il est un observateur critique des phénomènes sociopolitiques en République démocratique du Congo, éprouvée au cours des dernières décennies. On comprendra qu'il se présente comme un « général rebelle », il n'est ni le premier ni le dernier à fouetter les troupes de la contestation contre la cleptocratie et les profondes inégalités observables dans son pays. Cela étant, sa musique porte l'urgence et l'énergie inhérentes aux grandes carrières. La sienne arrive sur le tard (mi-cinquantaine), on comprend néanmoins qu'il évolue dans des conditions extrêmement difficiles, d'où notre admiration pour un tel accomplissement.

Fenfo

Fatoumata Diawara

Shanachie/Wagram Music

Sobrement et finement réalisé par Matthieu Chedid, M à tout faire comme on l'observe une fois de plus, l'opus Fenfo confirme le talent et l'ascendant de la chanteuse malienne Fatoumata Diawara, observé depuis le début de cette décennie - collaborations avec Herbie Hancock, Africa Express (Damon Albarn), Roberto Fonseca, Hindi Zahra, feu Bobby Womack, etc. Afro-pop, blues du désert, folk du Wassoulou, funk à l'africaine, séquences chambristes avec Vincent Segal sont au service de cette voix incarnée, de cette femme libre du continent noir devenue citoyenne du monde. Les instruments traditionnels d'Afrique de l'Ouest (kora, ngnoni, tama, etc.) y font bon ménage avec une instrumentation à la fois classique et actuelle (guitares électriques et acoustiques, violoncelle, machines, etc.). En bambara, Fenfo signifie « quelque chose à dire », Fatou nous cause des femmes, de l'immigration, de la diversité et plus encore.

Daa Dee

Minyeshu

Arc Music

Comme tant de compatriotes associés à l'éthio-jazz - on pense d'abord à Mulatu Astatke et Mahmoud Ahmed -, Minyeshu a quitté pour la Hollande sa ville natale Dire-Dawa et la capitale Addis-Abeba. Plus jeune que les précurseurs de l'éthio-jazz, elle réside aux Pays-Bas depuis 1997 et y mène une carrière de chanteuse et danseuse. Son quatrième album studio porte des thèmes exprimés en langue amharique (émigration, condition des femmes, doucage des mères, violence interethnique, etc.). Il a été enregistré avec un orchestre hollandais de type big band sous la direction du claviériste et percussionniste Eric Van de Lest. Ces instrumentistes en ont parfaitement intégré les rythmes et gammes modales (bati, anchi, tizita, etc.) et offrent des arrangements d'esprit jazz, à la fois complexes et spectaculaires, néanmoins respectueux des musiques traditionnelles éthiopiennes et de leurs actualisations jazzy depuis les années 60-70.

Autres albums marquants de 2018

SMS for Location, vol. II, Moonshine (artistes variés, Québec)

Ammar 808, Glitterbeat Records (Tunisie)

Rapadou Kreyol et Tradisyon (deux albums), Wesli, Cumbancha (Haïti-Québec)

Everyone's Just Winging It and Other Fly Tales, Blinky Bill (Bill Sellanga), The Garden (Kenya)

Joys Abound, Anandi Bhattacharya, Riverboat (Inde)

Siltane, Moonlight Benjamin, Ma Case Records (Haïti)

Poaa, Bamba Pana, Nyege Nyege Tapes (Angola)

The Good Is a Big God, Domenico Lancellotti, Luaka Bop (Brésil)

No Wanga 3, Fwonte, Autoproduction (Haïti-Québec)

On, Altin Gün, Les Disques Bongo Joe (Turquie)

Black Times, Seun Kuti (avec Carlos Santana), Strut Records (Nigeria)

İstikrarlı Hayal Hakikattir, Gaye Su Akyol, Glitterbeat Records (Turquie)

The Darkness Between Leaves, Alba Griot Ensemble, Riverboat (Écosse, Mali)

Lala Belu, Hailu Mergia, Awsome Tapes from Africa (Éthiopie)

August 1791, Ram 7, Willibelle Publishing & Sales (Haïti)

Negestat, Anbessa Orchestra, Autoproduction (États-Unis)

Temet, Imarhan, City Slang (Algérie)

Zoubida, Airad, L-A be (Québec, Algérie, etc.)

7 Billion, Kiran Ahluwalia, Kiranmusic (Canada, Inde)

Remain in Light, Angelique Kidjo, Kravenworks (États-Unis, Bénin)