Le journaliste et critique Alain Brunet, qui écrit à La Presse depuis plus de trois décennies, est toujours resté à l'affût de ce qui se fait de mieux sur la «planète musique». Rencontre avec un anti-nostalgique.

Marc Cassivi: Différentes études ont démontré que la plupart des gens cessent d'écouter de la nouvelle musique au début de la trentaine. Ils restent accrochés à la musique de leur jeunesse...

Alain Brunet: Je le constate aussi. La culture des jeunes existe depuis les années folles, avec le charleston, puis avec l'explosion du swing dans les années 30, soit l'époque de l'émission Let's Dance du clarinettiste Benny Goodman. Avant, ça n'existait pas. C'est vraiment une invention moderne, liée intimement aux médias et à l'enregistrement. En majeure partie, l'industrie musicale est ainsi fondée sur la culture des jeunes. C'est ancré dans les moeurs.

M.C.: La culture de la nostalgie est liée à cette culture des jeunes. C'est sa suite logique. Je ne suis pas le plus nostalgique, mais je ne suis certainement pas imperméable à ce phénomène-là. La musique est très liée à des moments charnières de ma vie: mon adolescence, le passage à l'âge adulte...

A.B.: Nous sommes tous comme ça. Il ne s'agit pas de renier notre passé, mais nos goûts changent aussi. Il y a beaucoup de choses que j'adorais à l'adolescence que je n'aime plus du tout. Le contraire est vrai aussi. Par exemple, j'aimais Led Zeppelin quand j'avais 14 ou 15 ans, mais j'aimais beaucoup plus le rock progressif. Alors que maintenant, tout ce qu'il me reste du prog ou à peu près, c'est King Crimson... et j'admire Robert Plant [le chanteur de Led Zeppelin] encore plus aujourd'hui qu'à l'époque où il était une idole des jeunes.

M.C.: À l'adolescence, j'étais nostalgique d'une époque que je n'avais même pas connue. Led Zep était mon groupe favori alors qu'il n'existait plus. J'avais un poster de Jimmy Page dans ma chambre. Aujourd'hui, je n'écoute plus ça, sauf si je tombe dessus par hasard à la radio.

A.B.: J'ai toujours aimé la musique du passé. Je faisais jouer du jazz à la radio étudiante du cégep et mes amis se moquaient de moi en me surnommant Fernand, comme Fernand Gignac à l'époque où il animait C'était le bon temps! [rires] À 27 ou 28 ans, je donnais le cours d'histoire du jazz à la faculté de musique de l'Université de Montréal. Aujourd'hui, j'écoute toutes les époques de la musique classique, du baroque à la musique contemporaine, je m'intéresse à plusieurs genres populaires de toutes les époques, mais ça n'a rien à voir avec la nostalgie.

M.C.: Est-ce que tu as intellectualisé la musique au détriment d'une certaine nostalgie? Est-ce que tu boudes le plaisir de la nostalgie?

A.B.: Je n'ai pas de nostalgie fondamentale. Quand j'écoute des musiques du passé, c'est davantage dans des formes devenues classiques, et moins dans des formes populaires. Parce que, sauf exceptions, je trouve que les musiques pop n'ont pas passé la véritable épreuve du temps. Cela dit, j'adore les artistes vivants et curieux, pour qui l'âge n'est pas un facteur de paresse ou de déclin intellectuel, créatif, artistique. Robert Plant a 70 ans et il est encore allumé au maximum! Alors que, de ce point de vue, Jimmy Page est presque sans intérêt. Il faut se rendre à l'évidence, la plupart des artistes finissent par cesser d'évoluer à un certain stade de leur vie. C'est donc dire que la culture des jeunes est un leurre, à mon avis. Dans la même optique, je ne comprends pas qu'on soit capable d'identifier un romancier extraordinaire dans la vingtaine et qu'on ne puisse en faire autant pour un jeune musicien exceptionnel parce qu'on a 44, 55 ou 60 ans.

M.C.: Tu trouves? Pourquoi donc?

A.B.: C'est lié à la façon dont on diffuse la musique. On a été plus ou moins programmés comme ça. Ça fait partie des moeurs des sociétés modernes, surtout occidentales. La radio et les nouveaux médias ciblent d'abord les jeunes... pendant que les publics plus âgés ne se sentent plus dans le coup et consomment les stations ou plateformes nostalgiques. Dans les genres populaires, je veux dire.

M.C.: Jeune, on a plus de temps à consacrer à la musique, aux spectacles notamment. On n'a pas d'enfants, on a moins de contraintes professionnelles. C'est un moment où on est plus ouvert et réceptif à ce qui se passe, non?

A.B.: Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ça. Les gens qui ont des familles, mais qui sont intellectuellement et artistiquement allumés, vont te parler d'un excellent film, d'un excellent livre, beaucoup moins souvent d'une excellente musique nouvelle. C'est vraiment une déformation occidentale et c'est très dommage. Ça me déprime d'aller voir U2 avec des cinquantenaires qui traînent fièrement leurs ados pour leur dire: «Regarde, c'était hot dans notre temps!» Je n'ai rien contre U2, qui fut un groupe extraordinaire jusqu'à Pop. Mais depuis 20 ans, c'est du radotage pur et simple... avec de superbes effets spéciaux sur scène.

M.C.: On va voir U2 pour entendre leurs vieilles tounes. C'est de la pure nostalgie.

A.B.: C'est correct aussi. Il faut y aller une fois au moins dans sa vie, comme on va au musée. Mais il y a des contre-exemples : parmi les groupes d'aréna, je préfère Radiohead, encore très créatif. C'est rare! A Moon Shaped Pool, le dernier album, n'est peut-être pas le meilleur, mais il est excellent.

M.C.: Je suis d'accord. Avec Radiohead, je peux me laisser aller à la nostalgie en écoutant des chansons de OK Computer ou de Kid A, et aussi apprécier les nouvelles chansons. C'est vrai que c'est rare. Tu ne trouves pas qu'en musique populaire, la plupart des artistes sont très inspirés pendant un cycle de création qui dépasse rarement cinq albums?

A.B.: C'est vrai pour la majorité absolue des artistes, peu importe le domaine : que ce soit en musique, en littérature, en cinéma....

M.C.: L'âge d'or n'est pas éternel.

A.B.: Il y a la grande illumination de l'artiste, la période de grande inspiration. Mais on s'éloigne du sujet...

M.C.: Je te disais ça parce que j'ai l'impression que les gens sont surtout nostalgiques de cet âge d'or des artistes qu'ils aiment, et qui coïncide souvent avec leur propre jeunesse. Je suis allé voir les Pixies il y a quelques années, par pure nostalgie, avec des gens de ma génération essentiellement.

A.B.: Je ne fais pas la morale aux gens, mais je lutte contre ça. Il n'y a aucun problème à aimer en même temps Jimi Hendrix, Jean-Sébastien Bach, Miles Davis et Kendrick Lamar. Je ne vois pas pourquoi on doit rester coincé dans sa génération. C'est la fixation sur une période précise de sa vie, cette nostalgie à tout prix, qui me dérange. «C'était donc le fun!» Oui, c'était le fun, mais il y a d'autres périodes le fun aussi!

M.C.: C'est le lien émotif à la musique qui n'est pas le même. L'album que j'ai peut-être le plus écouté depuis deux ans, c'est Blonde de Frank Ocean. J'avais aussi adoré Channel Orange. Mais je n'ai pas le même lien émotif avec ces albums-là qu'avec Nevermind ou Doolittle, qui sont sortis quand j'avais 16-17 ans.

A.B.: C'est un peu comme la première relation amoureuse. Toutes les découvertes et les expériences initiatiques sont très fortes, tellement marquantes. Mais tu peux avoir d'autres buzz par la suite! Et des gros. Quand j'ai écouté To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar pour la première fois, j'ai trouvé ça fantastique ! Et il a 30 ans de moins que moi. Je ne renie pas mon passé, mais je ne me vautre pas dedans. Je trouve ça malsain. La nostalgie peut être un piège, à mon avis.

M.C.: Tu n'as même pas un attachement particulier à la musique de tes 20 ans?

A.B.: Pas vraiment, ou si peu. Bien sûr, j'ai de très bons souvenirs des premiers albums de U2. J'avais vu The Unforgettable Fire au Forum. Wow! C'était extraordinaire. Mais l'attachement?

M.C.: Le début de mon secondaire est intimement lié à The Joshua Tree, qui a pour moi une résonance particulière. C'est MON album de U2. Je constate que la nostalgie influence beaucoup mon appréciation de certaines oeuvres. Ça ajoute une épice!

A.B.: Je n'ai vraiment rien contre ça. Il ne faut pas renier l'émotion qu'on a eue, elle reste précieuse dans la mémoire. Sauf qu'il y a tellement autre chose à faire! Tant qu'à écouter le passé, aussi bien écouter les génies du passé. Mieux vaut découvrir Chostakovitch que de réécouter en boucle les albums de Van Halen! Quand j'assiste à un concert de jazz fusion, je revois sensiblement le même public qu'à un concert de Chick Corea et Return to Forever quand j'avais 17 ans! À peu près personne en bas de 45-50 ans, une fille pour 25 gars... Ça, pour moi, c'est non!

M.C.: Est-ce que tu réprimes une forme de mépris pour les nostalgiques?

A.B.: Il faut que je me retienne! [rires] Par souci de respect, j'essaie de pondérer ma réaction épidermique face à la nostalgie, mais... Quand j'arrive dans une salle et que les spectateurs vibrent comme en 1978, 1987 ou 1994, j'ai comme un... j'ai un petit... [soupir] Ah! J'aime pas ça! Ça me déprime un peu. C'est leur droit d'être nostalgiques, mais j'espère qu'ils n'écoutent pas que ça. Malheureusement, tout est fondé, dans l'industrie de la musique populaire, sur les nouveautés pour les jeunes et la nostalgie. Il y aussi cette dictature de la nuit: des bands extraordinaires jouent à Montréal dans des festivals cool, mais leurs shows commencent souvent en fin de soirée! Pour celles et ceux qui travaillent le lendemain et qui ont des enfants en bas âge, ce n'est pas possible. Mais il y a quand même moyen de rester au courant. Par exemple, il faut suivre les bons journalistes... [rires]

Photo Denis Courville, Archives La Presse

Bono, chanteur de U2, en spectacle au Forum de Montréal, en 1985