Pour les 40 ans de l'ADISQ, plusieurs professionnels qui en ont déjà assumé la présidence ont signé ensemble une lettre commune, intitulée «L'avenir de notre chanson: une inquiétante sensation de déjà-vu». Réunis hier soir pour un repas commémoratif, huit d'entre eux ont formulé leurs propres observations et souhaits pour l'avenir.

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Guy Latraverse

«L'ADISQ souffre d'une grave situation financière, elle doit être soignée. En attendant qu'aboutissent les mesures législatives prévues à Québec et à Ottawa, il est urgent de soutenir financièrement les entreprises en place qui doivent dorénavant travailler beaucoup plus pour récolter beaucoup moins. Je souhaite du gouvernement fédéral une somme supplémentaire annuelle de 10 millions, somme reconduite tant et aussi longtemps que le marché ne sera ni équilibré, ni équitable, ni viable pour les entreprises en musique. Du gouvernement québécois, il nous faut la reconduction du plan d'action pour la musique et la bonification du crédit d'impôt destiné à ses artisans producteurs. En fait, c'est vraiment peu demander pour cette industrie qui fait vivre des milliers de compositeurs, paroliers, interprètes, musiciens, techniciens et autres artisans.»

Jacques K. Primeau 

«Entendre nos propres voix portées par des musiques d'ici me semble essentiel à la vitalité de la culture d'un peuple. Or, l'environnement numérique produit actuellement un déplacement gigantesque de l'argent qui circule dans la culture, ce qui engendre un déséquilibre inacceptable entre les géants de l'internet et les créateurs de contenu. Toute la production culturelle est bouleversée par la réalité numérique, cela nous oblige à trouver de nouvelles solutions à court et à long termes. Dans ce contexte, le statu quo ne peut être une option. Nous n'avons pas le droit d'être pessimistes, car il se fait encore de l'excellente musique, il faut donc que les créateurs, les artisans et les producteurs puissent continuer à offrir des oeuvres qui nous touchent, mais dans des conditions où tous ces acteurs sont payés "comme du monde".»

André Ménard

«Depuis sa fondation, il y a 40 ans, l'ADISQ est parvenue à réunir tous les secteurs de la musique et ainsi constituer une vision cohérente et diversifiée de l'offre culturelle québécoise. Au fil du temps, l'association a trouvé des consensus et des modus vivendi avec ses interlocuteurs politiques et les diffuseurs de sa production. La réalité nous a contraints à la créativité de toutes les parties du milieu de la musique, et nous avons trouvé des avenues viables. Le défi qui se pose actuellement est très différent: nous faisons face à des interlocuteurs qui n'en sont pas, du moins pour l'instant. Leurs systèmes de diffusion sont étrangers et sont parfois même apatrides, ils entrent très souvent au pays sans rien se faire demander. Il faut alors que notre cadre juridico-politique s'adapte. Je devine que le gouvernement d'Ottawa sait fort bien par où l'argent passe, il lui faut donc donner les moyens aux artisans de la musique d'être traités équitablement et ainsi contribuer au maintien et à l'émancipation de nos cultures nationales.»

Michel Sabourin

«Depuis 50 ans, les Québécois se sont identifiés à leurs créateurs, ils se sont retrouvés dans leurs oeuvres. À un point tel que, toutes proportions gardées, les ventes "per capita" de certains enregistrements établissaient des records. Ce n'est plus vrai. On constate aujourd'hui la désaffection d'une large proportion de la population, particulièrement chez les jeunes, vis-à-vis la chanson et la musique d'ici. La mondialisation des moyens de diffusion et l'éclatement des médias traditionnels en sont largement les causes. Notre industrie est en crise et le talent se perd parce qu'il n'est plus possible de monétiser la création. Une plus grande visibilité de nos artistes sur les nouvelles plateformes mondiales devient donc essentielle. Nous avons un besoin urgent d'outils promotionnels accessibles, d'une offre bonifiée en spectacle, particulièrement dans les grands centres, d'un soutien accru des petits lieux de spectacles, d'une meilleure rémunération pour l'usage et l'exécution des oeuvres, et donc d'une actualisation de la propriété intellectuelle afin que les créateurs réussissent à en vivre... un peu.»

Pierre Rodrigue

«La situation actuelle? C'est le retour en force de l'impérialisme américain. À travers l'ADISQ et d'autres leviers, nous avions bâti un système qui nous assurait que la culture domestique, ciment d'une société comme la nôtre, pouvait vivre malgré la puissance anglo-américaine. Ça a longtemps marché, bon gré, mal gré. Aujourd'hui? Le modèle encadré a été bousculé et remplacé par un modèle déréglementé, dominé par Google, Amazon, Facebook, Apple ou Netflix. Certains s'imaginent qu'ils vont dompter la bête, que les meilleurs vont survivre. Personnellement, j'ai la ferme conviction que si on ne se donne pas un nouveau cadre de protection qui nous garantit de vraies parts de marché, on risque une assimilation très rapide. Il nous faut donc rebâtir un écosystème protecteur de notre culture nationale, il faut que la chanson, la presse écrite, le cinéma et l'audiovisuel puissent continuer à alimenter notre société.»

Yves-François Blanchet

«L'incertitude des modèles d'affaires fait en sorte que les artisans de l'enregistrement traversent une période extrêmement difficile. L'ADISQ avait réussi à repousser la fatalité du streaming, mais... nous y sommes. Les publics d'ici sont moins exposés à la culture locale, le magasin de disques de Drummondville est un Sunrise, on consomme chez Apple Music... Le modèle d'affaires est là. On accède à tous les contenus sans restrictions, il faut un nombre hallucinant de clics pour arriver à des résultats comparables aux ventes de produits physiques. Il faut donc une grande créativité pour renverser la vapeur, la prochaine patente devra être porteuse pour que le public québécois consomme la culture nationale. Or, je ne sais pas ce que sera cette patente, même s'il existe encore une masse critique d'amateurs de musique et de chanson québécoises. La culture n'a pas à être rentable, mais elle peut l'être. Chose certaine, les gouvernements devront protéger la propriété de nos moyens de production et de diffusion.»

Paul Dupont-Hébert

«J'ai commencé à promouvoir des spectacles il y a 50 ans, je reste un optimiste ; si la chanson en français passe à la radio, les gens iront l'entendre sur scène, notre langue restera belle. Mais... ceux qui programment les contenus dans l'environnement numérique devront programmer de la chanson d'expression française. Les radios demeurent quand même importantes dans le contexte actuel, il reste aussi la scène. C'est pourquoi il faut continuer à implanter la chanson francophone dans les salles de concert, dans les petites villes comme dans les grandes. Je sais d'ailleurs que Montréal est devenu un marché excessivement difficile ; certains spectacles francophones sont consommés à 90 % en province, peu à Montréal. J'ai d'ailleurs l'impression que le portefeuille est passé de l'enregistrement francophone au spectacle francophone. Dans cette optique, je souhaite que les gouvernements nous aident à diffuser le spectacle afin que les billets restent accessibles au public d'ici.»

Philippe Archambault

président actuel de l'ADISQ

«C'est un grand honneur pour moi que de me trouver dans les chaussures de ces présidents m'ayant précédé au cours des 40 années d'existence de l'ADISQ. Je trouve admirable que Guy Latraverse, cofondateur et premier président de l'ADISQ, qui aura bientôt 80 ans, trouve important de se trouver à cette réunion des présidents et se montre solidaire de nos revendications. Car notre organisation exige aujourd'hui de grands changements législatifs; la révision de la Loi sur le droit d'auteur devra mener à une rémunération équitable de l'écoute en continu; la révision de la Loi sur les télécommunications devra responsabiliser financièrement les fournisseurs d'accès internet; la Loi sur la radiodiffusion devra continuer à favoriser le maintien des quotas de diffusion francophones et canadiens. Plus que jamais, il faudra encourager la population québécoise à consommer la musique de chez nous. Pour ce faire, il faudra en augmenter la visibilité sur les plateformes d'écoute en continu.»