Quelque 10 ans après la controverse entourant les textes de Black Taboo, et à l'heure d'une vague de sensibilisation à la «culture du viol», La Presse fait le point.

Au lendemain du triomphe d'Alaclair Ensemble dans la catégorie hip-hop de l'ADISQ, une chroniqueuse du Journal de Montréal s'est empressée de critiquer un passage de leur hit Ça que c'tait, qui manquerait de respect envers la femme: «Vis ta vie de blogue de mode, cesse ton rap de gonzesse, t'as suck un D au complet quand t'as dit qu't'as fait un bon bread», chante la troupe post-rigodon, qui prend à partie un autre rappeur.

Quelques gouttes maladroites dans un océan d'amour qui s'étend sur quatre albums.

«Je trouve [cette critique] vraiment plate parce que le hip-hop est toujours stigmatisé - et avec raison, parce qu'il y a beaucoup de rap vraiment misogyne qui existe», explique Maybe Watson, auteur des lignes litigieuses.

«Alaclair Ensemble, ça fait sept ans qu'on fait de la musique, et on attire des crowds avec des gens intelligents, créatifs, scolarisés. Pourquoi ils ne se sentent pas rebutés? Parce qu'ils ne se sentent pas menacés. On est des rappeurs gentils», estime Maybe Watson.

Quant au passage controversé, Maybe Watson, qui travaille à mettre sur pied un collectif de rappeuses, souligne qu'une mise en contexte aurait été nécessaire.

«C'est un exercice de style. Utiliser la femme pour dire que quelqu'un est faible, c'est wack. C'est un mauvais choix de mot, [...] mais en aucun cas je ne dis que le rap au féminin ne devrait pas exister, vraiment pas.»

Post-rap, hip-hop fusion, «post-rigodon», «rap de hipster»: peu importe ses déclinaisons, la scène rap la plus médiatisée se joue des codes et des traditions. Ce courant plus ou moins défini est notamment incarné par Dead Obies, Lary Kidd, Brown, Alaclair Ensemble, K6A, Rednext Level, Loud et Eman X Vlooper.

La plupart de ces rappeurs urbains n'ont pas peaufiné leur art dans la rue, mais dans les «rap battles», surenchère verbale d'ego et de «diss».

Le coffre à insultes contient une bonne dose de références aux femmes, à leur sexe et à leur sexualité. «J'ai quitté entre autres pour ça, dit Maybe Watson. Je ne veux pas m'en laver les mains, j'ai appartenu à cette scène-là, et je trouve bien qu'il y ait un endroit où tout est accepté, même si ce n'est pas politically correct. L'important, c'est de savoir où est la limite.»

Dans la foulée du «rap game», sorte de compétition tacite entre tous les versificateurs de la cité, quelques lignes isolées continuent de faire sourciller, sur scène ou sur disque. Dead Obies, par exemple, s'enorgueillit sur Once Upon a Time: «Toujours une bitch sur mon dick, pis le champagne qui dégouline.»

Les membres de Loud Lary Ajust (LLA) ont aussi régulièrement renseigné leurs fans sur le pouvoir d'attraction de leur verge. «Son ball game est juste débile, elle veut fort so she works hard, est à temps plein sur mon pénis», annonce Young Summer.

Loud, tiers de feu LLA, a emprunté un virage plus tempéré avec son nouvel album, Une année record. «Forcément, ça évolue un peu, mais dans le rap, il faut que les gens disent ce qu'ils ont envie de dire. J'ose croire qu'en tant que société, les conceptions changent, alors ça paraît dans le rap, qui est le reflet d'une génération.»

Rap pornographique: Jouer les pimps

Il y a environ 10 ans, les médias découvraient le rap hypersexuel avec quelques succès d'Omnikrom et le répertoire de Black Taboo.

Dans God Bless the Topless, le quintette d'Orsainville, à Québec, allait jusqu'à décrire une agression sexuelle: «Viens icitte la féministe m'a te percer», envoyait-il, entre autres propos misogynes.

«La caricature est si grosse et les stéréotypes propres au gangster rap si amplifiés que seul un imbécile ne pourrait faire la différence entre une performance théâtrale et la vraie vie», soutient Richard «Mangemarais», l'un des membres fondateurs de Black Taboo.

Invitation aux féministes

Les rappeurs planchent sur un projet musical pour célébrer leurs 20 ans d'existence. Ils continuent en outre d'envoyer leurs rimes hard lors de concerts «18 ans et plus». Le spectacle du groupe au bar l'Anti de Québec, en avril dernier, a alerté un contingent d'une trentaine de féministes venues manifester contre «la culture du viol».

«Je comprends et encourage le combat égalitaire des féministes et je respecte leurs idées. C'est triste qu'elles se nuisent en nous remettant toujours sous les projecteurs», explique Richard «Mangemarais», de Black Taboo.

Les tensions pourraient se transporter à Montréal à la fin de l'année, alors que Black Taboo jouera aux Foufounes électriques avec Sans Pression et Pic Paquette, des Anticipateurs, autre groupe qui préfère le cuir à la dentelle. Les féministes «sont invitées à nos spectacles», assure Richard.

Le concert est produit par Mat Paré (Xtrem productions), ex-acteur pornographique et recruteur pour la boîte de films pour adultes AD4X.

Des clips aguicheurs

Dans le cas des Anticipateurs, le deuxième degré tend à s'effriter dans les vidéoclips, qui enchaînent les gros plans sur les courbes de vedettes du X. Pas étonnant que le groupe chante régulièrement en marge d'événements pornographiques.

«Il y a de l'humour et du deuxième degré, mais à la fin de la journée, ça reste des textes misogynes, et les jeunes filles ne peuvent pas toujours faire les bonnes distinctions», soutient Samuel Daigle-Garneau, chroniqueur principal du site spécialisé HHQc.com.

Beeyoudee a aussi surfé sur la vague porno avec le clip Fais pas ta neuve et sa délégation de stripteaseuses: «Fais pas ta neuve, tu suces pas, tu crosses yeinke, t'as du sable dans le vagin.» Or, à la fin du court métrage, la rappeuse féministe J-Kyll intervient pour inverser les rôles et casser le message.

D'autres rappeurs à l'humour variable ne se gênent pas pour s'inspirer d'une sexualité violente. C'est le cas de Monsieur Fly, de Trois-Rivières, dont voici quelques pièces du répertoire: Mets-la dans ta bouche, La sorcière, Mange ma graine, Pépiche, Pornstar. Dans la récente Baby, le rappeur s'adresse à sa douce: «Quand j'te donne des claques, t'aimes ça quand ça fait mal, tu cries très fort quand c'est illégal.»

Il n'a pas donné suite à nos demandes d'entrevue.

Rap de rue: Tantôt «reines», tantôt «salopes»

C'est parce que Rymz a connu la rue de près qu'il la chante aussi crûment. Avoir une matière première brutale influence inévitablement le produit fini, notamment en ce qui a trait à l'image des femmes.

En 2015, par exemple, le rappeur racontait sa Vie de renard: «Y'a ces tapettes du Plateau qui placotent sur mon cas, savent pas qu'leurs salopes veulent s'asseoir sur mon cock

«Dans mon oeuvre, je regrette certaines chansons et certains mots que j'ai employés, explique Rymz, désigné choix du public à l'ADISQ. Je n'ai rien contrôlé, je n'ai rien retouché, je n'ai rien censuré. Là, je l'écoute, je me dis: Oh my God, j'ai l'air d'un esti de malade qui a une image de la femme toute croche. »

Puis, en 2016, virage à 180 degrés avec Les hommes qui n'aimaient pas les femmes. «Check tes paroles quand tu rapportes que c'toutes des salopes, j'me rappelle c'que m'a appris celle qui m'a mis au monde. [...] Les femmes sont des reines, et j'le dis au monde.»

Prise de conscience, autocritique? «Mon oeuvre en général est très contradictoire, dit-il. C'est le reflet de qui je suis.»

Le rappeur militant Webster, qui a connu le dédale des rues au sein du collectif Limoilou Starz, embrasse lui aussi ses contradictions.

S'il brandit aujourd'hui sa plume aux côtés des minorités et des féministes, l'historien a jadis détaillé les prouesses d'une danseuse nue. À l'évocation de la chanson Le poteau, il pouffe de rire. «C'était un exercice de style. [...] Je l'assume totalement. Est-ce que je la ferais en concert? Non. Ce sont des choses que je connais, que j'ai connues. Ça fait partie de mon tout.»

«Dans Limoilou Starz, il y avait un côté très street, et c'est un peu la dichotomie de ce que je suis, d'un environnement XY d'où je me suis démarqué par un certain intellectualisme.»

D'ex-criminels de Québec liés au gang 187 sont quant à eux réunis sous le label de street rap Explicit. C'est le cas de Souldia et d'Infrak. Leurs textes tendent à évacuer la violence ou les insultes dirigées contre les femmes.

Webster donne aujourd'hui des ateliers d'écriture et travaille à construire la confiance de futures rappeuses. Il a d'ailleurs écrit l'hymne solidaire Lysistrata à l'appel du collectif féministe Montréal Sisterhood.

Rymz, qui intervient auprès de jeunes en difficulté, poursuit quant à lui son travail d'éducation en concert, entre deux chansons coups de poing.

Il admet que certains tics auraient pu être corrigés sur son plus récent album, Mille soleils. «D'un côté, j'aimais le côté brut, et je l'assume. Mais je ne pense pas que ça serve le propos. Je pense que ça va être moins présent [sur les prochains disques].»

Gangsta rap: Un homme et ses «bitchs»

Dans le vidéoclip For The Low, le rappeur Enima et ses acolytes, triomphaux sur une voiture de luxe, distribuent des liasses de billets verts à des jeunes de Saint-Léonard. Superposées à ces images dignes de Pablo Escobar, les paroles vont comme suit: «J'apprends toujours à ma bitch à jamais fuck for the low [pour peu cher]. Si tu veux finir riche, faut pas négocier for the low

Dans ses chansons feutrées fardés d'Auto-Tune, cette coqueluche du gangsta rap détaille une vie de délinquant, viciée de drogues, d'armes et de prostitution. Ses «bitchs» sont souvent les personnages principaux de son répertoire.

Muet dans les médias institutionnels montréalais, le rappeur francophone rejoint pourtant des millions de jeunes sur YouTube et Spotify. Son plus récent mixtape, Éclipse, s'est même faufilé au 67e rang du Billboard canadien.

Or, les moeurs de Samir Slimani, son vrai nom, offrent une nouvelle lecture où la fiction et la réalité sont intiment liées. Éclipse - coïncidence ou défiance? - fait écho à la section du Service de police de la Ville de Montréal qui a mis la main au collet du rappeur, l'an dernier. Le chanteur de 24 ans était recherché par la police de l'Ontario pour une série de crimes: traite de personne, proxénétisme, avoir exercé un contrôle sur une personne qui offrait des services sexuels, l'avoir cachée, ainsi qu'avoir vécu des fruits de la traite de personne et de la prostitution.

La date du début du procès, à Brampton, n'a toujours pas été fixée. Au Québec, Slimani fait aussi face à des accusations de possession d'armes prohibées, de falsification de cartes de crédit et de non-respect de conditions.

Toutes ces accusations doivent encore être testées devant les tribunaux.

«Je ne souhaite ni commenter la situation ni m'exprimer sur aucun aspect de ma musique ou de la musique », a réagi Samir Slimani par courriel, précisant qu'il remerciait du fond du coeur ses fans pour ses 15 millions d'écoutes en streaming en une année, sans label ni subvention. «Je leur dois tout!»

«Parfois, le rap et la rue s'overlapent, explique Webster. Ce sont des réalités sociales, ce n'est pas juste du acting. Je pense qu'en tant qu'éducateur, il faut encourager les jeunes filles au respect de leur corps, à la fierté de ce qu'elles sont, pour éviter qu'elles ne se laissent embobiner par des gens qui pourraient les exploiter.»

D'autres représentants du gangsta, comme le rappeur en cavale Die-On, Frékent, Lost, Izzy-S ou Flawless Gretzky, sont habitués aux barreaux. La plupart se gardent toutefois de diriger leurs textes contre les femmes. Lexique violent, certes, mais rarement misogyne, qui témoigne de réalités extrêmement dures. Les armes, la drogue, l'argent ou la prostitution sont - ou ont été - davantage affaire de crime que de frime.