Que reste-t-il de nos CD? Et même de nos vinyles? En cette Journée internationale des disquaires indépendants, La Presse fait le point sur ces supports physiques de musique qu'on dit voués à disparaître... mais qui connaissent un regain de popularité, notamment chez les jeunes.

Les signes ne mentent pas

Si la vie des supports physiques de musique se prolonge contre toute attente, les signes de leur chute ne mentent pas: la fermeture récente de la chaîne de détaillants HMV, dont plus de 20 magasins au Québec, a été suivie de près par la faillite de DEP Distribution Exclusive Ltée, soit l'un des deux principaux distributeurs indépendants au Québec.

La suite des choses? La disparition de ces deux acteurs cruciaux pour la vente de CD et de vinyles interpelle notre industrie de l'enregistrement musical.

«Difficile de faire des pronostics, ce n'est pas moi qui les ferai», amorce prudemment Georges Tremblay, ex-directeur général chez DEP et actuellement à la barre de la filiale canadienne du distributeur Believe Digital.

«Au début des années 2000, rappelle-t-il, on donnait cinq ans au CD, alors? Aux États-Unis et en Europe, le numérique est devenu plus important que le physique depuis lors. Ici, le physique l'emporte encore mais le basculement n'est pas loin. De là à tuer le physique?»

«Il y aura toujours des gens qui préféreront acheter des disques. Je travaille maintenant pour une compagnie privilégiant le numérique et je ne suis pas près d'affirmer que le produit physique deviendra complètement marginal.»

Le groupe européen Believe Digital, pour lequel Georges Tremblay dirige la section canadienne, multiplie d'ailleurs les ententes avec moult distributeurs de produits physiques, dont Outside Music au Canada.

«Dans le contexte actuel, croit-il, un distributeur physique doit offrir une diversité de services, au-delà de son activité traditionnelle - en suggérant aussi un soutien au marketing, une présence dans les médias sociaux, etc.»

Quant aux raisons expliquant la faillite de DEP, le gestionnaire préfère rester discret, se limitant à des considérations générales. «C'est un ensemble de facteurs, et la fermeture de HMV n'a certainement pas aidé... Étant un ex-employé de DEP et non un actionnaire de l'entreprise, je ne peux pas commenter la décision de ses propriétaires d'avoir choisi ce plan de développement avec les résultats que l'on sait», dit-il, laissant deviner que le sien était fort probablement différent.

Un attachement au produit physique unique

«Le départ de DEP nous a relativement confortés chez Sélect, mais cela n'est que provisoire», explique Anne Vivien, vice-présidente exécutive «musique & développement» du groupe Québecor Média, qui possède le plus grand distributeur indépendant de la province, Sélect, qui était le compétiteur de feu DEP. En cela, elle croit que le produit physique vivra forcément de nouvelles secousses.

«Au Québec comme au Canada, je dirais qu'on a un retard volontaire, analyse-t-elle. Soundscan indique actuellement une proportion canadienne de 38 % des ventes en unités numériques et de 62 % en physique.»

«Cet attachement véritable pour le produit physique est maintenu par un véritable show-business, beaucoup plus fort au Québec qu'ailleurs au Canada.»

C'est pourquoi Anne Vivien prévoit le maintien de la prédominance du produit physique encore quelques années, «à moins d'une accélération soudaine du déclin...».

Dans ce contexte, elle indique que la plupart des labels autrefois distribués par DEP ont d'ores et déjà conclu des ententes avec Sélect, les multinationales (surtout Universal) ou d'autres distributeurs indépendants tel FAB.

«Nous avons été très rapides pour éviter les catastrophes. Nous avons voulu protéger les producteurs, comme Spectra Musique et Dare to Care... Mais il ne s'agit pas d'une victoire. Nous pourrons conserver cette vitesse de croisière, mais il nous faudra absolument passer à la vitesse supérieure. Le numérique progresse, l'écoute en continu [streaming] connaît une expansion incroyable. On ne pourra donc durer longtemps comme ça. Il faut être en mode d'observation stratégique et envisager de nouvelles alliances.»

Un déclin certain...

Solange Drouin, directrice générale de l'ADISQ, tente aussi d'éviter un discours alarmiste mais... demeure très réaliste.

«On vendait 13 millions de supports physiques en 2005 alors qu'on en a vendu 4 millions en 2016, ce qui représente une énorme baisse. Ce déclin s'est accéléré entre 2015 et 2016 alors que nous avons eu une baisse de 25 % des ventes de disques et aussi une baisse de 20 % pour les fichiers numériques pendant la même période - attribuable à la croissance spectaculaire du streaming

Pour Solange Drouin, la bonne santé de certains disquaires indépendants n'inversera pas la tendance générale.

«Certains petits disquaires se maintiennent heureusement, mais les Archambault et les Renaud-Bray, les grands acteurs, accordent beaucoup moins de place aux supports physiques dans leurs magasins.»

Pendant ce temps, soulève-t-elle pour conclure, «les services de musique en ligne, certes très intéressants pour le consommateur, rapportent beaucoup trop peu aux artistes et l'ensemble de la chaîne de production. Aujourd'hui, plusieurs artistes doivent trouver d'autres revenus et pratiquer leur art à temps partiel. C'est dramatique, car on ne peut bâtir une vraie diversité culturelle avec des créateurs qui ne vivent pas de leur pratique».

Disquaires indépendants... et résilients!

Lancée en 2008 afin de freiner les fermetures des magasins de disques, la Journée internationale des disquaires indépendants (Record Store Day), célébrée samedi dernier, nous rappelle que les ventes de musique enregistrée au Québec proviennent encore majoritairement des produits physiques. Malgré leur inéluctable destin, c'est-à-dire leur disparition dans un environnement numérique, le CD et le vinyle mènent une vie parallèle qui s'annonce plus longue qu'on ne l'aurait cru.

Pierre Markotanyos a fondé la boutique Aux 33 tours il y a exactement 10 ans, avenue du Mont-Royal. Trois employés au départ, trente aujourd'hui, de nouveaux projets d'expansion.

«Nous vendons du vinyle à hauteur de 95 %. Notre clientèle est variée, on voit le jeune de 15 ans qui achète ses premiers albums des Beatles et aussi le vieux monsieur qui achète du Connie Francis, grosso modo la clientèle varie entre 25 et 55 ans. Les jeunes adultes qui commencent à avoir de l'argent se paient des platines et des chaînes stéréo.»

Le proprio du 33 tours passe sa semaine à racheter des collections privées et les chaînes stéréo de leurs propriétaires qu'il recycle et revend à de nouveaux fervents.

«Nos clients aiment manipuler les albums vinyles, c'est tangible et c'est durable. De 1954 à 1990, ce fut la principale façon d'écouter de la musique. Il y a des centaines de millions de vinyles en circulation, ils ne se décomposeront pas, alors que l'espérance de vie du CD est de 25 à 30 ans.»

«Très bientôt, le CD n'existera plus, poursuit-il, on migre actuellement vers le fichier haute définition. Je prévois tout de même un mini revival du CD après la chute totale de sa production, mais...»

Pour Markotanyos, le vinyle demeurera la porte d'entrée des mélomanes: «Un jeune de 25 ans va trouver le vinyle beaucoup plus cool qu'un fichier numérisé, car il a un objet d'art entre les mains, il se procure une chaîne et des vinyles. L'actuelle production vinyle est assez massive, tous les artistes ont des vinyles neufs... Les artistes ressortent leurs albums en vinyle, sans compter l'usagé.»

Une relève de mélomanes

Il existe près d'une quinzaine de boutiques de vinyles à Montréal, Aux 33 tours est assurément la plus grosse. Pas très loin existe L'Oblique, ouvert depuis 30 ans. Assurément une référence auprès des mélomanes montréalais, la boutique de la rue Rivard appartient à Luc Bérard, «mélomane accompli» et dévoué à la «mélomanie» depuis la fondation de L'Oblique.

«J'ai toujours voulu m'adresser aux gens pour qui la musique est très importante dans la vie. Ces mélomanes tiennent encore à acheter des disques, ils tiennent à l'objet. Je peux compter sur quelques centaines de clients qui reviennent régulièrement, certains me sont fidèles depuis le début. J'ai une belle relation avec ma clientèle, cette boutique est le prolongement de mon salon. Pur plaisir!»

Contrairement à Pierre Markotanyos, Luc Bérard ne jure pas que par le vinyle, quoique...

«Chez moi, les CD constituent entre 40 et 45 % de mon inventaire et le vinyle a pris le dessus depuis environ deux ans. Mais je vends encore beaucoup de CD neufs, j'en conserve un bon répertoire, car ce n'est pas tout le monde qui a embarqué dans le vinyle. J'ai des clients qui possèdent de très bonnes chaînes stéréo et préfèrent le CD.»

Luc Bérard voit une relève de mélomanes chez les consommateurs de vinyles. «Je retrouve chez ces jeunes ce que je vivais quand j'étais moi-même jeune. Aller faire les magasins, puis partager ses découvertes le samedi soir avec des amis. Avec le CD, cette pratique était disparue, on dirait qu'elle renaît avec le vinyle. C'est un peu la recherche du Graal, et le vinyle mène ces jeunes à se procurer une chaîne stéréo à la mesure de leur budget, et à aménager un lieu de leur appartement pour le consacrer à l'écoute.»

Le proprio de L'Oblique ne croit pas qu'il s'agisse d'un simple effet de mode éphémère. 

«C'est clairement une tendance. Les ventes de vinyles progressent depuis au moins cinq ans au Canada, et neuf ans en Angleterre, on ne parle donc plus d'une mode. Je ne sais pas si ça durera encore longtemps, mais je dis oui pour les prochaines années. J'en suis convaincu.»

Marc Prudhomme, un des frères d'une même famille travaillant au sein de la boutique de disques usagés Le Fox Troc, ouverte depuis bientôt 27 ans, ne miserait pas sur le vinyle.

«Personnellement, je n'y crois pas et je pense que cette tendance cessera dans quelques années. Le prix du vinyle est nettement exagéré! Dans un magasin, j'ai vu l'album Rumours de Fleetwood Mac offert au prix de 43 $! Le CD disparaîtra aussi, mais ce n'est pas non plus pour demain. La fermeture des grandes surfaces nous favorise peut-être... Pour l'instant, nous avons une clientèle stable et fidèle qui tient encore à acheter des disques et venir placoter entre mélomanes. L'ancien propriétaire de l'Alternatif, qui fut un magasin mythique de la rue Saint-Denis, vient nous voir chaque jour!»

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Les jeunes constituent une part importante de la clientèle, constatent les disquaires indépendants en entrevue.