« Il y a une fissure en toute chose. C'est ainsi qu'entre la lumière », chantait dans Anthem Leonard Cohen, qui a souffert de dépression pendant la majeure partie de sa vie. Dans sa récente autobiographie Born to Run, Bruce Springsteen raconte qu'il a sombré lui aussi dans une longue et profonde dépression dans les années 2000.

Cohen et Springsteen comptent pourtant parmi les créateurs les plus importants et les plus productifs qui soient. Se pourrait-il que la détresse psychique ou la maladie mentale dans son sens le plus global, aussi souffrantes soient-elles, alimentent la créativité des artistes ?

De 2006 à 2009, Sébastien Fréchette, le Biz de Loco Locass, a été plongé dans une longue dépression. « Les pires années de ma vie », dit-il sans hésiter. Mais c'est en puisant dans ce réservoir de noirceur, ce qu'il ne souhaite évidemment à personne, que le rappeur en a tiré un roman, Dérives, et a du même coup trouvé sa voix, lui qui va publier un cinquième ouvrage à l'automne.

« Le diamant et le charbon ont la même composition chimique, mais les atomes sont réalignés d'une autre façon. Avec le charbon de la dépression, on peut faire du diamant », dit-il aujourd'hui après avoir longuement réfléchi sur les liens entre la maladie mentale et la créativité.

Il cite en exemple les deux albums qu'Eminem a lancés au sortir de sa dépression, en 2009 et 2010 : Relapse et Recovery.

« De tous ses albums, Relapse est mon préféré parce que toutes les tounes sont au coeur de la dépression. Lui, il s'en est vraiment servi comme matériau [...]. D'un point de vue artistique, c'est hyper riche d'aller dans ces eaux-là. L'oeuvre d'art, avant même de faire du bien aux gens, elle a fait du bien à celui qui l'a faite. Moi, quand je me suis remis en mouvement, j'avais commencé ma médication, donc j'étais dans une sortie de crise, dans un processus de guérison et de remise sur les rails. » 

« L'écriture m'a épargné des psychanalyses incroyables. »

Elle lui a notamment permis un certain recul par rapport à lui-même, ce qui lui manquait cruellement quand, au plus fort de sa dépression, il était recroquevillé sur lui-même. « L'écriture te permet de relativiser ce qui t'arrive et en même temps de témoigner de la souffrance et de la condition humaine d'une façon qui approche la vérité. Parce que ce qu'on veut quand on écrit, c'est avoir accès à la vérité. »

La chute

Biz associe le début de sa dépression, en 2006, à deux événements : la fin d'une tournée de deux ans et demi avec Loco Locass et la naissance de son fils. Le trio avait fait un tabac au Québec, s'était produit en France et Biz était au sommet du monde.

« Et quand tu fais du rap en plus, non seulement t'es sur une scène, mais tu parles plus fort que tout le monde, t'es éclairé, t'es surélevé et tu ne doutes absolument pas. Un rappeur qui doute, ça ne marche pas. Et tout à coup, tu passes du gars qui boit des bières le soir, que les filles trouvent beau et les gars trouvent cool, à celui qui, tout seul chez lui, fait des biberons, se fait réveiller la nuit et n'a plus de fun, en fait. »

Il n'aurait pas pu écrire un roman ni même un texte de chanson comme celui de M'accrocher ? quand il était au coeur de cette dépression dont il ne voyait pas la fin. Mais même dans le plus creux, dit-il aujourd'hui, il était en train d'emmagasiner et d'enregistrer des images, des sensations qui lui serviraient de matériau plus tard.

Biz ne s'en est pas rendu compte sur le coup, mais sa dépression l'a forcé à se poser des questions essentielles, constate-t-il.

« On voulait faire un autre disque avec Loco Locass, mais Batlam a été pendant deux ans à fond dans Dédé Fortin [le film Dédé à travers les brumes]. Chafiik faisait de la musique. Et moi, au moment où je reçois mon enfant, je me demande ce que je vais faire comme job après Loco Locass. J'ai jamais rien fait d'autre et j'ai un enfant à nourrir. »

L'écriture de Dérives le rassurera.

« Je savais que je n'allais pas faire du rap toute ma vie jusqu'à 95 ans, avec un dentier et une marchette. J'ai écrit mon premier livre à 40 ans, et à 40 ans, t'es un jeune écrivain, mais t'es un fucking vieux rappeur. »

Loco Locass n'est pas mort, il s'apprête même à donner une série de spectacles cet été. Mais Biz a découvert une autre forme d'expression artistique qui le comble. La dépression qu'il a vécue a fait de lui un créateur plus riche.

« Je pense que oui, mais je ne conseillerais pas à un jeune écrivain de s'ouvrir les veines. Quand t'es un créateur, c'est comme quelqu'un qui a l'oreille absolue ou un daltonien, tu ne choisis pas ton hyperperception du monde, mais quand tu le sais, organise-toi pour faire du diamant avec ton charbon. Mais je n'entretiendrais pas ça sous prétexte que ça fait de belles oeuvres. Moi, j'ai fait de très belles oeuvres pas déprimé aussi. »

Photo David Boily, Archives La Presse

Loco Locass en spectacle aux FrancoFolies en 2006

Une sensibilité exacerbée chez les artistes

Les artistes vont puiser à l'intérieur d'eux-mêmes pour créer et ce processus peut être éprouvant sur le plan émotif pour ceux qui ont déjà une certaine fragilité. La maladie mentale n'est évidemment pas la voie unique vers la créativité, mais elle en est une parmi plusieurs possibles, estime Marie-Ève Cotton, professeure de psychiatrie à l'Université de Montréal et psychiatre à l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal.

« Dans ce métier-là, il y a quelque chose de constructif à faire avec la détresse parce que les arts témoignent des éléments existentiels importants et de la condition humaine : la mort, la naissance, l'amour, mais aussi la tristesse et le mal de vivre qui sont des réalités humaines, explique-t-elle. La particularité des artistes, c'est qu'ils ont la possibilité de raconter ça à travers leur art, d'en témoigner. Des artistes qui n'ont pas de maladie mentale arrivent quand même à créer de grandes choses, mais peut-être que ceux qui sont allés dans des états particulièrement intenses, particulièrement importants de détresse ont d'autant plus l'habileté de le raconter finement et précisément. »

« Le principal outil de travail des artistes, c'est leur sensibilité à tous les niveaux : psychique, émotionnel, sensoriel, renchérit une psychologue que consultent des artistes. Ceux qui réussissent vraiment à sortir du lot, à avoir une carrière internationale, n'ont pas de désordres majeurs. Mais j'ai remarqué qu'ils ont tous des traits anxieux. En plus de leur grande sensibilité, ils ont probablement une anxiété de performance qui leur permet d'être très minutieux dans ce qu'ils entreprennent. Leurs textes sont plus travaillés, leurs musiques également. »