Tout au long de l'année, le Café Campus présente des concerts et événements spéciaux pour célébrer ses 50 années d'existence, aussi tumultueuses qu'effervescentes. Afin de souligner ce jubilé rarissime dans l'industrie de la musique et de la fête, La Presse a discuté avec quatre artisans de l'institution qui ne s'est jamais dénaturée.

Lentement, mais sûrement... Le proverbe sied à merveille au Café Campus, et recèle sans doute le secret de sa longévité. Car si l'institution culturelle et sociale de la rue Prince-Arthur souffle 50 bougies alors que tant d'autres se sont éteintes au gré des bourrasques, son mode de fonctionnement - l'autogestion - a permis d'en faire un modèle d'adaptation et de résilience.

«On se joue des modes, explique Jean-François Beaudoin, responsable de la publicité qui a rejoint la coopérative de travail comme DJ il y a 17 ans. On n'a pas décoré depuis le 40anniversaire. Nos murs sont noirs. On s'offre tel quel, on est authentiques.»

Au-delà d'une fuite urgente ou de toilettes qui débordent, presque toutes les décisions concernant la discothèque et les salles de spectacle sont soumises au conseil d'administration, puis entérinées par la vingtaine d'employés-gestionnaires en assemblée générale.

«[Notre mode de gestion], ça empêche les coups de tête. Et il n'y a jamais qu'un seul individu qui décide. Si un membre du crime organisé veut voir le boss, par exemple... bien justement, on ne sait pas c'est qui, le boss.»

Depuis 1967, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Beaucoup de bière, aussi, soit l'équivalent de huit millions de verres. En outre, ce sont plus de 10 000 artistes qui ont fourbi leurs instruments, d'abord dans la boîte à chansons de Côte-des-Neiges, près de l'Université de Montréal, puis dans le club de trois étages du Plateau, où l'organisation a transporté ses pénates en 1993 à la suite de plaintes pour bruit excessif.

Parmi les locataires d'un soir, les artistes «émergents» d'une autre époque: Félix Leclerc, Jean-Pierre Ferland, Robert Charlebois, Pauline Julien, Harmonium ou encore Octobre. Depuis, tellement de contemporains se sont ajoutés à la liste qu'il serait vain d'en nommer quelques-uns.

Marc St-Laurent, responsable de la programmation musicale, dit trier les propositions selon leur pertinence, avec un net penchant pour les artistes montréalais. «On essaie de faire partie intégrante de la scène locale, de prendre le pouls de ce qui se passe dans la ville», explique l'ex-technicien de son, qui fête lui-même 20 ans d'ancienneté.

Les salles de spectacles du Café Campus, contrairement à celles d'autres coopératives menacées ou disparues comme le Divan orange et le Café Chaos, réussissent à éluder les soucis pécuniaires. Merci aux lucratives soirées dansantes, qui font vibrer les étages supérieurs quatre soirs par semaine. Rue Prince-Arthur, la formule est connue: «Les DJ sont le coeur de l'entreprise, et les barils de bières en sont les vaisseaux sanguins.»

Vers l'autogestion

Que ce soit sur la piste de danse, dans la file d'attente ou dans les bureaux administratifs, l'équipe actuelle tente de rester fidèle aux valeurs fondatrices de l'institution. «Ici, tout le monde est égal», résument d'une même voix Marc St-Laurent et Jean-François Beaudoin.

Cette vision collégiale a été entérinée à la suite d'une confrontation entre les employés syndiqués du Café Campus et de la Fédération des associations étudiantes du campus de l'Université de Montréal à la fin des années 70.

Dominique Robert, en poste depuis 1974 - jadis derrière le bar et désormais à la barre des livres comptables -, était aux premières loges. «On a décidé d'occuper les bureaux de Services-campus [OBNL étudiant qui était responsable des lieux], et on a découvert qu'ils manoeuvraient pour vendre le Café Campus 1 $ à des intérêts privés. Et pour ce faire, ils devaient d'abord casser notre syndicat.»

Photo Bernard Brault, La Presse

Jean-François Beaudoin

Après une mobilisation de l'opinion publique, Services-campus vend finalement le Café Campus aux employés pour 175 000 $, somme majoritairement absorbée par les salaires et les vacances impayés. Le 17 mars 1981, l'autogestion est proclamée.

«On est tous devenus gestionnaires. On a nommé des coordonnateurs, toujours en équipe de deux, qui venaient de la base. Encore aujourd'hui, tous ceux qui occupent les postes de bureau ont fait du bar, du plancher.»

Deux banquets par jour

Aujourd'hui, le Café Campus est un carrefour apolitique, festif et rassembleur, mais ses racines ont poussé dans la contestation. En 1966, la défunte Association générale des étudiants de l'Université de Montréal (AGEUM) se rebelle contre les services de cafétéria du campus, jugés déficients, tandis qu'une grève s'organise.

Consciente qu'un homme qui a faim n'est pas un homme libre, l'instance, présidée par Édouard Cloutier, met sur pied un service de restauration, coin Decelles et chemin Queen-Mary. «Sur l'heure des repas, on avait loué des dizaines d'autobus qui faisaient la navette partout sur le campus jusqu'à nos cuisines», se souvient Édouard Cloutier.

La mobilisation vient à s'essouffler, mais l'AGEUM décide de continuer à ravitailler les étudiants, en mal d'endroits «où prendre un coup» dans l'arrondissement de Côte-des-Neiges. 

Inauguré le 17 février 1967, le Café Campus fait vite fureur, fréquenté des petites heures du matin aux petites heures de la nuit. «On n'avait pas d'autorisation de vendre de l'alcool, alors on fonctionnait sur la fiction qu'on organisait deux banquets tous les jours, se souvient le professeur de science politique à la retraite. Tous les jours, quelqu'un devait descendre à la régie au centre-ville pour payer les permis.»

Apolitique

Au menu de ces années fastes: déjeuners, danse, spectacles, ivresse et parfums de Marie-Jeanne. Les policiers font alors deux rondes quotidiennes, vers 23 h et après minuit, pour noter les infractions. «Le gérant les amenait dans la cuisine et leur donnait chacun 20 $, puis ils repartaient», se remémore l'homme de 76 ans.

Non sans fierté, M. Cloutier se souvient d'un «incubateur extraordinaire» pour les artistes et d'un terreau fertile de débats pour la gauche indépendantiste. 

Si, plus tard, les marxistes-léninistes ont gravité autour du Café Campus, et que les lieux ont hébergé bon nombre de rassemblements étudiants lors du printemps érable, Marc St-Laurent et Jean-François Beaudoin évitent de revendiquer quelconque filiation idéologique. «On est politique dans l'importance qu'on accorde à notre indépendance et à l'autogestion, mais on ne commente pas l'actualité sur Facebook ou sur Twitter, par exemple», explique ce dernier.

«On a des gens qui tripent sur Trump ici, et d'autres qui le détestent. Ce qui compte, ce ne sont pas nos positions personnelles, mais nos valeurs en tant qu'organisation.»

Et, au-delà de la politique, renchérit Édouard Cloutier, les passages au Café Campus marquent toujours des tournants bien personnels. «C'est un lieu initiatique, où tu passes de l'adolescence à l'âge adulte. C'est souvent le premier club que tu fréquentes, où tu peux te lâcher lousse. C'est un lieu où la jeunesse vient au monde.»

Photo Bernard Brault, La Presse

Dominique Robert