Pour la Red Bull Music Academy, festival itinérant dont l'objet est aussi d'offrir une immersion à de jeunes créateurs, notamment par la rencontre de professionnels de réputation internationale, l'invitation la plus prestigieuse était certes celle de Björk, venue hier converser avec les «académiciens» pendant plus de deux heures.

On sait que la star a également présenté à Montréal l'exposition Björk Digital et mené deux généreuses séances de DJing au Cirque Éloize - hier et mardi.

Comme pour sa performance devant public, Björk s'est présentée hier masquée et vêtue de fringues extravagantes aux contours futuristes, pour employer ces euphémismes.

«Puisque je suis la cible des photographes et que nous sommes à l'époque des selfies et des médias sociaux, le masque est pour moi une façon de me protéger... et aussi de me révéler.»

Inutile d'ajouter que la célébrissime chanteuse était masquée lorsqu'elle a fait DJ. Plus de trois heures (chaque soir) où l'électro et les sonorités industrielles ont fait bon ménage avec la musique classique d'Occident, le minimalisme, les chants soufis du Pakistan, la tradition hindoustani, les hautes fréquences pygmées, les percussions mandingues d'Afrique de l'Ouest et aussi l'indie pop ou le R & B.

«Je ne prétends pas être DJ experte, a-t-elle prévenu, mais j'aime commencer à un endroit et me rendre ailleurs, exprimer mes goûts et mes intérêts musicologiques. J'aime préparer le choix des chansons et des superpositions sonores - comme les chants d'oiseaux. Ce peut être minimaliste et aussi maximaliste!»

Tête chercheuse

À 50 ans, Björk continue d'être une tête chercheuse, encore et toujours à l'affût de sonorités neuves. 

«Je m'estime très chanceuse de pouvoir échanger quotidiennement des informations musicales avec des personnes avisées telles Robin Carolan, Alejandro Arca, Alex Ross, etc. Actuellement? J'écoute de la musique minimaliste suisse, exécutée sur des rythmes très lents. Depuis Philip Glass et ses contemporains, le minimalisme peut aussi représenter pour moi un commentaire artistique sur la société de consommation.»

Compositrice, chanteuse, arrangeuse et réalisatrice, Björk se dit heureuse de pouvoir découvrir la musique sur l'internet.

«Je crois à YouTube, qui permet à chacun de découvrir et de choisir. Ce n'est pas une fuite, c'est un besoin. Il m'arrive d'ailleurs d'avoir le sentiment d'accuser deux ans de retard, de n'avoir pas assez débusqué.»

Mère patrie

Sans se faire prier, elle a longuement parlé de sa mère patrie, l'Islande, dont elle est la citoyenne la plus célèbre sur Terre.

«Je me sens bénie d'en provenir. J'y aime la qualité de l'air, j'y aime l'espace, et j'aime que ce pays n'ait pas d'armée. Avec sa petite population, chacun a un lien proche ou éloigné avec tout le monde.»

Après avoir amorcé sa carrière solo à travers le monde, l'artiste a traversé différentes phases au sujet de ses origines nationales. Un moment, elle s'est sentie «vivre sur un bateau sans attaches», pour ensuite retrouver le désir de ses racines.

«Le nationalisme peut être positif, mais il peut aussi conduire au fascisme. C'est pourquoi il me faut sans cesse réévaluer ma position sur cette question. Mais j'y reviens toujours», a-t-elle expliqué.

Convictions féministes

On a en outre relevé des convictions féministes dans son discours, convictions acquises dès l'enfance; très jeune, elle s'était retrouvée dans une manifestation pour le droit des femmes avec sa maman, a-t-elle rappelé de concert avec Emma Warren, la modératrice et animatrice de cette rencontre montréalaise.

«Adolescente, a-t-elle poursuivi, je me suis trouvée active sur la scène musicale locale [...]. Personnellement, j'ai eu tendance à vouloir en faire deux ou trois fois plus que les garçons... Aujourd'hui, je me réjouis d'observer que des choses ont changé. En Islande, par exemple, on assiste à l'émergence de femmes réalisatrices et compositrices, et aussi de groupes de rap féminin. Une avalanche de changements!», s'est-elle exclamée.

Mère de deux enfants, soit un jeune homme et une adolescente, Björk soutient que la maternité ne doit pas être vécue comme un frein à la carrière artistique.

«J'ai six frères et soeurs [...] ; ma carrière est aussi une affaire de famille, car j'ai eu la chance de pouvoir compter sur elle. Même très jeunes, des membres de ma famille m'accompagnaient en tournée pour s'occuper de mon jeune fils.»

Avancées technologiques

Aux académiciens, la visionnaire a parlé en long et en large du processus de création à travers sa brillante trajectoire, notamment sur la question des technologies numériques. 

«Je me suis mise à l'ordinateur portable en 1999, ça m'a libérée du studio comme unique milieu de création. Je pouvais alors me trouver dans ma chambre à coucher et composer, faire en sorte que mes rêves deviennent réalité...»

Cela dit, Björk voit en la technologie une arme à double tranchant: 

«Je suis sûre qu'elle peut m'aider en tant qu'artiste, mais je suis également très préoccupée par ses conséquences sur le réchauffement climatique et l'environnement en général. Si on sait comment construire un iPhone 7, on devrait savoir comment se débarrasser des irritants technologiques et vivre dans un monde plus vert. Nous devrions y voir maintenant!», a-t-elle martelé avant d'être chaudement applaudie par son auditoire réuni dans une salle du Vieux-Montréal.

Elle aura aussi causé des notions d'arrangement et de montage sonore, de sa propre évolution en tant que réalisatrice, de l'importance de l'amitié avec ses collaborateurs. À travers son parcours, elle s'est décrite comme une artiste devenue de plus en plus autonome. Aujourd'hui, elle dit assumer la réalisation de ses enregistrements dans une proportion de 95 %.

Et le prochain album? Il y sera question d'utopie, mais...

«Il est un peu tôt pour en parler», a-t-elle suggéré doucement. «Il faut laisser les chansons reposer avant de les comprendre. Je suis actuellement au milieu du processus. Je suis très consciente et curieuse de ce rêve utopique dont je m'applique à célébrer l'irréalité.»