Prince n'a pas mis en scène sa propre mort comme l'a fait magistralement David Bowie en janvier dernier, la surprise de sa disparition n'en demeure pas moins considérable que celle du Thin White Duke. Vu son jeune âge (57 ans), son hyperactivité proverbiale et son incroyable productivité, son départ prématuré a d'ores et déjà généré une onde de choc sur la planète musique, tous styles confondus.

On avait eu vent d'une brève visite à l'hôpital il y quelques jours, mais rien ne laissait présager cette funeste conclusion. Puis, quelques heures après l'annonce de son décès, on apprend qu'il aurait fait une surdose d'opiacés il y a quelques jours. Voilà une mort surréelle qui boucle la boucle d'une existence surréelle.

LEGS MUSICAL

Celui qu'on a nommé The Artist pendant un moment laisse derrière lui un legs musical tout simplement hallucinant, immortalisé par près d'une quarantaine d'albums studio conçus de 1978 à 2015. Il laisse aussi à ses fans les souvenirs impérissables de ses hautes et généreuses performances sur scène. Chanteur, danseur, multi-instrumentiste, personnage absolument attractif, Prince Rogers Nelson aura toujours projeté l'image d'un showman hors du commun, doublé d'un personnage énigmatique. Son imaginaire aura toujours été pour le moins particulier, étrange mixture de soft-porn et de prosélytisme chrétien - il faut dire que le dernier cycle de son existence fut moins olé olé, parfois même traversé par un certain puritanisme.

Quoi qu'il en soit, c'est la musique de Prince qui restera.

Dès l'aube de sa carrière, ce résidant du Minnesota fut considéré comme un créateur surdoué, très conscient de ses moyens, doublé d'un esprit conquérant.

Il fut d'abord cette star générationnelle à l'esprit libre, personnage excentrique et provocateur : look androgyne, talons hauts, vêtements moulants, coiffures extravagantes, dégaine lascive, allusions sexuelles explicites (dans le contexte des années 70-80), entourage de muses archisexy telles Vanity, Apollonia, Sheena Easton, Mayte Garcia et autres Taja Sevelle.

Fait intéressant, Prince a toujours fait cohabiter ces bombes sexuelles avec des musiciennes très compétentes, se joignant à un personnel masculin top niveau - on pense entre autres à la percussionniste Sheila E, la guitariste Wendy Melvoin, la claviériste Lisa Coleman, les ex-Montréalaises Rhonda Smith (basse) et Kathleen Dyson (guitare et chant), sans compter le récent trio féminin 3rdeyegirl.

APPROCHE MULTIGENRES

Métis afro-américain, Prince fut parmi les premiers musiciens et chanteurs libérés des allégeances culturelles strictes. Après des débuts plus proches de la mouvance black, il ne sentit pas contraint à faire dans la soul, le R&B, le blues ou la disco. Sa musique puisait aussi dans la pop blanche et psychédélique, qu'elle fût américaine ou britannique. D'entrée de jeu, son approche à la guitare était plus rock que funk, sa propension à la musique de claviers était plus proche de la new wave et de l'électro-pop que des courants prisés par les Afro-Américains. Fort de cet imaginaire éclaté, il a créé des albums marquants, on pense surtout aux albums 1999, Purple Rain (aussi un film culte) et autres Around the World in a Day.

La musique de Prince a ensuite migré vers le funk, du R&B et du hip-hop. Entre les ballades lascives et la power pop, ou le rock hendrixien, on a pu contempler les grooves inspirés de James Brown, Sly Stone, Parliament/Funkadelic, Chic ou Cameo. Cette dimension black a de plus en plus été observée sur scène comme en studio, on se rappelle évidemment les albums Sign 'O' the Times, Lovesexy, Love Symbol Album, Diamonds & Pearls, Black Album, etc.

Prince a toujours maintenu cette approche multigenre, ses innombrables chansons ont immanquablement été exécutées par des instrumentistes de tous genres, sexes ou origines culturelles.

Inutile d'ajouter que le calibre de ses interprètes n'a cessé de croître au fil du temps, on avait peine à imaginer ses exigences énormes (tyranniques ?) à l'endroit de ses collaborateurs. Reclus dans sa banlieue de Minneapolis, le fameux Paisley Park, Prince donnait l'impression de mener son personnel à la manière d'un chef de secte. Il fonctionnait par cycles d'embauche et renouvelait les formations qui devaient assurément lui obéir au doigt et à l'oeil.

PERFORMANCE INOUBLIABLE

Au milieu des années 90, il rompait avec la multinationale Warner pour voler de ses propres ailes et abandonnait provisoirement son nom. The Artist avait alors lancé l'album Emancipation et organisé un immense party à Paisley Park. Des journalistes du monde entier furent invités pendant trois jours de festivités... et La Presse y était ! Visites des studios, buffets végétariens, boissons exotiques sans alcool, séances d'écoute et... tard dans la nuit, The New Power Generation avait donné un spectacle surprise de plusieurs heures, célébration de l'indépendance acquise face aux majors de la musique qui faisaient alors la pluie et le beau temps.

Le lendemain de cette performance inoubliable, le principal intéressé avait reçu les journalistes un par un à son bureau. Près d'une heure de conversation avec cet homme moins étrange que prévu, plutôt affable et facile à interviewer, de surcroît très au courant des tendances musicales du moment. Allumé, dites-vous ?

Par la suite, Prince a repris son nom et a toujours conservé une indépendance farouche par rapport à l'industrie de la musique. Son organisation a gardé le contrôle sur toutes les phases de sa création et de sa profession. Dans chaque ville du monde où il projetait de se produire, les fans apprenaient sa venue dans de très brefs délais, et ça marchait ; force est d'observer que les salles de spectacles se sont remplies jusqu'à la toute fin, les amateurs d'ici peuvent témoigner de son escale récente en solo.

Musicalement, les choses ont aussi continué d'évoluer à la manière d'un continuum horizontal. Brillamment, Prince Rogers Nelson a inclus le jazz, la musique électronique, le folk rock et même des musiques du monde à ses propositions multiples. Les Montréalais se souviendront d'une intervention superbement adaptée au contexte du Festival international de jazz à la salle Wilfrid-Pelletier, soit en juillet 2001. On retiendra aussi les deux nuits extraordinaires de l'été 2011 au Métropolis, concerts de presque quatre heures destinés tant aux fans de la première heure qu'aux mélomanes les plus exigeants.

Vie surréelle, mort surréelle...