Si, dans les années 50, Oscar Peterson fut LE virtuose du piano jazz à émerger de Montréal, Paul Bley en fut le visionnaire et improvisateur. Mort dimanche à son domicile, à l'âge de 83 ans, le musicien fut parmi les principaux initiateurs de l'improvisation libre que d'aucuns ont jadis nommée free jazz.

Ses différents profils biographiques (Wikipédia, Le Nouveau Dictionnaire du jazz, notamment) nous rappellent que le pianiste, compositeur et improvisateur est issu d'une famille bourgeoise de Montréal, qu'il devint très jeune un fan fini de l'idiome jazzistique.

Très impliqué au sein de la scène locale, il participe au Jazz Workshop qui invitera le légendaire Charlie Parker à se produire à Montréal en 1953. Dès le début de cette même décennie, il passe la majeure partie de son temps à New York afin d'y mener des études en composition et direction d'orchestre, soit à la prestigieuse Juilliard School. Dans la Grosse Pomme, il a tôt fait de fréquenter des pointures du jazz, il y enregistre son premier opus avec Charles Mingus et Art Blakey.

En 1955, Paul Bley déménage ses pénates à Los Angeles, y côtoie les pionniers du free jazz tels Charlie Haden, Don Cherry, Billy Higgins et Ornette Coleman, soit avant que ce dernier ne fonde son propre ensemble avec ces mêmes musiciens - sauf le pianiste. En 1957, il se marie avec la pianiste et (plus tard) chef d'orchestre Carla Bley (née Borg), de qui il se séparera en 1964.

De retour à New York en 1959, il fait partie de l'orchestre de Charles Mingus, intègre le trio du clarinettiste Jimmy Giuffre avec Steve Swallow. Parallèlement, il travaille avec plusieurs musiciens, de Sonny Rollins à Eric Dolphy. Entre autres réalisations, il fonde un trio de grande qualité avec Gary Peacock et Paul Motian. Il est aussi très actif au sein de la Jazz Composer's Guild, collectif se consacrant aux formes les plus éclatées de la musique improvisée. De concert avec sa compagne d'alors, la chanteuse et claviériste Annette Peacock, il s'intéresse aux synthétiseurs dès la fin des années 60.

Au tournant des années 70, il contribue à propager cette pratique encore rarissime avec l'album Open, to Love, sous étiquette ECM: le piano solo, que Keith Jarrett rendra beaucoup plus populaire par la suite avec son fameux opus The Köln Concert. Au cours de cette même décennie, il produit avec sa partenaire Carol Goss la série multimédia Improvising Artists (audio et vidéo), où participent Sun Râ, Jimmy Giuffre, Lee Konitz, Gary Peacock, Lester Bowie, John Gilmore, Jaco Pastorius, Pat Metheny et autres Steve Lacy.

Par la suite, il ne cesse d'enregistrer (surtout chez lui) et de se produire sur les scènes du monde. Sa discographie compte plus d'une centaine d'enregistrements, d'autres inédits pourraient fort bien être mis en circulation.

La classe!

Les jazzophiles montréalais se souviennent d'une rencontre avortée devant le public du Théâtre St-Denis en 1986, alors qu'il partage la scène avec le trompettiste Chet Baker, incapable de jouer pour des raisons... stupéfiantes. Le pianiste se résigne à jouer sans son collègue, pendant que des spectateurs insensibles huent bruyamment le duo devenu solo. Moment d'anthologie, bien malgré Paul Bley.

«Il avait été d'une grâce ! se souvient André Ménard, directeur artistique du Festival international de jazz de Montréal. La veille, il nous avait même aidés à localiser Chet Baker en Europe, car le trompettiste tardait à se présenter à Montréal. Quelques semaines plus tard, j'avais croisé Baker qui m'avait dit que Bley avait tout bousillé au St-Denis! J'avais rapporté son commentaire au pianiste qui l'avait bien ri, avant d'ajouter que les junkies se comportent comme des ados vieux et attardés, croyant que la planète entière leur en veut. La classe ! Paul Bley était quelqu'un d'à la fois posé et affable. Il était aussi un intellectuel brillant, capable de prendre du recul sur sa pratique.»

Inutile de l'ajouter, plusieurs performances signées Paul Bley ont marqué l'histoire du festival montréalais. On se souviendra de sa participation à la première série Invitation consacrée à Charlie Haden, soit en 1989. «What funny gig you have for me?» blaguera le pianiste lorsque André Ménard l'invitera à jouer avec le contrebassiste.

«Il avait une opinion assez élevée de son talent, et pour cause. Il fut un musicien très important, qui s'est construit lui-même. Il ne venait quand même pas d'une pépinière de jazzmen!»

«Ce qu'il a créé va rester et prendre de plus en plus d'importance au cours des décennies à venir, j'en ai la conviction. D'autant plus que nombre de ses enregistrements n'ont pas encore été mis en circulation. Il y aura d'autres pépites à découvrir!»

Et pourquoi Paul Bley fait-il l'unanimité? Parce que sa révolution est tranquille, sans tonnerre, avec beaucoup d'éclairs. Parce que sa propension aux sonorités résolument contemporaines (atonales, arythmiques) n'a jamais altéré son goût certain pour la fluidité mélodique et cette richesse harmonique puisée dans les patrimoines classiques et jazzistiques. La révolution de Paul Bley n'est pas une négation du passé, ses tableaux de l'avenir sont constellés de références connues.

Le Festival international de jazz de Montréal lui a décerné le prix Oscar-Peterson en 1994, une distinction qu'il acceptera volontiers... sourire en coin.