Pierre Boulez s'est éteint mardi à Baden-Baden, là où il avait élu domicile dans les années 60. Le compositeur et chef d'orchestre était le dernier phare de la musique contemporaine, ayant jusque-là survécu à ses collègues Luigi Nono (1924-1990), Henri Pousseur (1929-2009), Karlheinz Stockhausen (1928-2007), György Ligeti (1923-2006), Mauricio Kagel (1931-2008), Iannis Xenakis (1922-2001) et autres Luciano Berio (1925-2003). Le musicien français avait l'âge vénérable de 90 ans.

Sans contredit, Pierre Boulez fut un chef de file pour cette génération de compositeurs européens qui s'étaient dissociés des principes de l'harmonie classique, des hauteurs mélodiques réglées par le système tonal ou encore du rythme tel qu'on le concevait jusqu'à la modernité. 

De nombreux musicologues et admirateurs de Pierre Boulez conviennent qu'il fut le plus éloquent de sa génération. Né d'une famille aisée dans la Loire, il avait le profil typique des jeunes prodiges. Dès l'enfance, il se démarquait en sciences et en mathématiques, mais tenait à devenir musicien. Après avoir raté le concours d'entrée de piano au Conservatoire national de Paris, il allait s'inscrire dans la classe d'harmonie du compositeur Olivier Messiaen. Libre d'esprit, le jeune Boulez a eu tôt fait de remettre en question la pratique et l'oeuvre de son célèbre professeur. Le compositeur et chef d'orchestre René Leibowitz lui fit ensuite découvrir le dodécaphonisme des Schönberg, Berg et Webern... puis Boulez se distancia de cet autre mentor.

Il composa sa première sonate pour piano en 1946, devint ensuite «chef de la musique» dans la compagnie de théâtre Renaud-Barrault, menée par le fameux acteur Jean-Louis Barrault. Au début des années 50, l'art de Boulez s'est précisé: il composa Le marteau sans maître entre 1953 et 1955, période pendant laquelle il apprit à diriger ensembles et orchestres pour les programmes d'avant-garde qu'il mettait de l'avant. 

Boulez n'avait pas le choix d'apprendre à diriger, ne pouvant débusquer et payer des maestros rompus à la musique contemporaine. Progressivement, il s'affirma comme un maestro compétent et rigoureux, en plus d'être un compositeur respecté, un brillant théoricien de la musique contemporaine et un ardent défenseur de son esthétique.

En France, toutefois, les relations entre Boulez et la classe politique n'étaient pas au beau fixe. En 1966, un profond différend avec l'écrivain André Malraux, alors ministre d'État chargé des Affaires culturelles, le conduisit à s'exiler en Allemagne. 

Au milieu des années 60, on le voyait régulièrement au pupitre de l'Orchestre symphonique de la BBC, dont il devint le chef principal - de 1971 à 1975. À partir de 1967, il fut maintes fois chef invité de l'Orchestre de Cleveland. Également en 1971, il succéda à Leonard Bernstein en tant que directeur musical de l'Orchestre philharmonique de New York. Il y resterait jusqu'à la saison 1976-1977, après avoir fait face à moult critiques lui reprochant son approche trop analytique, froide, cérébrale.

Hommage de Walter Boudreau

Le compositeur québécois, directeur artistique et chef attitré de la Société de musique contemporaine ne voit pas les choses du même oeil.

«En 1971, se rappelle Walter Boudreau, Pierre Boulez passait l'été à la Kent State University afin d'y donner des classes de maître. Je m'y étais inscrit et ce fut vraiment formidable. J'avais une vénération pour Boulez le chef d'orchestre, pour son incroyable méthode de travail. C'est avec lui que j'allais apprendre à diriger les oeuvres les plus difficiles. Avec lui, j'ai développé mon oreille de chef d'orchestre.»

Outre sa froideur présumée, on a souvent accolé à Pierre Boulez l'étiquette de personnage autoritaire, tyrannique. Qu'en pense Walter Boudreau?

«On le surnommait the French correction, parce qu'il arrêtait toujours l'orchestre afin de le corriger. C'était hallucinant de le voir travailler! Tyran? Non. Il exerçait son autorité, mais demeurait très poli, affable.»

Il était sévère, mais il n'était pas méprisant à l'endroit des musiciens, contrairement à d'autres chefs que je ne nommerai pas. Bien sûr, les rapports étaient neutres. Pas de familiarités avec lui. »

En 1976, Boulez retourna travailler en France. Il y fonda l'Ensemble intercontemporain (EIC), puis l'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique (IRCAM). Il s'intéressait alors à la transformation du son en temps réel afin de faire évoluer le langage compositionnel. Dans la foulée, il s'ouvrit bientôt aux musiques électroniques. Sa musique devint progressivement plus sensuelle et plus organique. Cette ouverture le mena même à diriger la musique de Frank Zappa en 1984.

Admiré par les uns tout au long de son existence, Boulez fut décrié par les autres, dont le compositeur Pierre Schaeffer, qui l'avait qualifié de «stalinien de la musique». Quoique...

«En 1991, raconte Walter Boudreau, j'étais compositeur en résidence à l'Orchestre de Toronto et directeur artistique de la SMCQ. Boulez faisait alors une tournée canadienne, je l'avais reçu à Toronto puis à Montréal. Je l'avais invité au resto, lui qui avait été à la table des présidents et rois de ce monde. Je l'avais emmené chez Molivos. Il en avait adoré la cuisine grecque. On avait ri aux larmes, on avait parlé de la vie...»

La dernière fois que Boudreau a croisé Boulez, ce fut moins joyeux...

«C'était à Paris il y a quatre ans. Il était présent à la Cité de la musique. J'ai renoncé à lui parler, tellement il avait l'air diminué, absent... Il ne m'aurait probablement pas reconnu. Aujourd'hui, c'est quand même une grande perte pour la musique, le genre de figure parentale qu'on ne peut s'imaginer voir disparaître.»