Marie-Josée Lord et ses collègues profitent de Porgy and Bess, qui reste une exception, avec sa distribution toute noire exigée par George Gershwin.

Quand Porgy and Bess a été créé, en 1935 à Boston, l'unanimité ne s'est pas faite d'emblée sur le premier - et le seul - opéra de George Gershwin, déjà célèbre pour ses oeuvres pour piano et orchestre comme Rhapsody in Blue ou le poème symphonique An American in Paris.

Oui, Summertime est un bel air, mais personne n'avait jamais entendu parler d'un opéra folk, et encore moins d'un opéra centré sur la vie misérable d'une communauté d'anciens esclaves. De Charleston en Caroline-du-Sud, plus précisément, patrie d'Edwin DuBose Heyward, auteur du livret de Porgy and Bess (avec Ira Gershwin) et du roman qui l'avait inspiré (Porgy), histoire d'amour, de drogue et de violence.

Dernière «nouveauté» au programme de l'époque: George Gershwin exigeait que la distribution soit entièrement noire. À une époque où, même à Washington, il y avait encore des théâtres réservés aux Blancs... Sourcils froncés dans la belle société, grimaces dans les syndicats où perdurait la tradition du blackface, style de maquillage par lequel les comédiens-chanteurs blancs - comme Al Jolson dans The Jazz Singer - se transformaient en darkies pour les besoins de la cause (blanche).

Comme à Boston et sur Broadway il y a 80 ans, tous les rôles du Porgy and Bess de l'Opéra de Montréal, qui débute à guichets fermés ce soir à Wilfrid-Pelletier, sont tenus par des chanteurs lyriques noirs. Double première: c'est la première fois que l'Opéra de Montréal présente l'oeuvre de Gershwin; première fois aussi que la compagnie embauche spécifiquement des Noirs pour un opéra, dont le Montréal Jubilation Gospel Choir.

«Et je suis la seule francophone du groupe», lance Marie-Josée Lord, rencontrée la semaine dernière à la Place des Arts, où se tenaient les répétitions - intenses, selon la soprano - de ce Porgy and Bess historique. «Measha [Brueggergosman] est merveilleuse dans le rôle de Bess», nous dit d'entrée de jeu la soprano, qui explique avoir demandé de jouer le rôle de Serena. «Depuis longtemps, j'ai à mon répertoire l'air My Man's Gone Now et je suis comblée à l'idée de pouvoir l'interpréter sur scène, entourée d'artistes de cette qualité.»

Marie-Josée Lord, de son côté, retrouve une partie d'elle-même dans cet all-Black cast, une première pour elle aussi. «En groupe, les Noirs sont en général plus expressifs que les Blancs. Ici, on travaille fort, mais on s'amuse beaucoup aussi.»

À l'époque, on avait accusé Gershwin de présenter une vision raciste des Noirs, avec tous les préjugés que cela suppose. Qu'en pense Marie-Josée Lord aujourd'hui? «L'action de Porgy and Bess se déroule dans les années 20, alors que les Afro-Américains venaient à peine de sortir de l'esclavage: ils craignaient d'être représentés comme des citoyens du bas de l'échelle. Et, ici, par un Blanc qui ne leur prête peut-être pas toute la dignité qu'ils voudraient...

«Mais Gershwin avait grandi à New York et il connaissait la culture noire pour y avoir fréquenté des jazzmen. Dans Porgy and Bess, il a posé la musique comme partie du vécu de cette communauté du Sud. Bien sûr, je vois la chose avec la liberté d'une femme de 2014 qui a grandi dans une famille québécoise à Lévis... Je ne crois pas que Gershwin ait dépeint les Noirs de façon dégradante. Il a simplement rendu leur réalité en musique.»

Une musique qu'il a voulue chantée par des Noirs dont la couleur de la peau même constitue ailleurs un obstacle quasi infranchissable. Marie-Josée Lord a souvent l'occasion de se pencher sur la question... «L'opéra est l'art le plus éloigné de la réalité: où voit-on un personnage chanter des contre-do avec une dague dans le coeur? Par contre, quand vient le temps de considérer qu'un tel personnage classique pourrait être noir, la barrière se dresse. Faust fait un pacte avec Satan, normal, mais on n'est pas capable de s'imaginer une Marguerite noire...»

Ici, Marie-Josée Lord a eu «la grâce» d'avoir été repérée par Michel Beaulac, directeur artistique de l'Opéra de Montréal. «Michel m'a fait confiance en me confiant des rôles merveilleux - Suor Angelica, Nedda dans I Pagliacci, pour citer les plus récents. Il a su passer par-dessus la couleur de ma peau et miser sur l'émotion et la vérité de ma seule voix.»

Porgy and Bess, les 25, 28 et 30 janvier, et 1er et 3 février, à la salle Wilfrid-Pelletier.