Le nouveau film des frères Coen (Inside Llewyn Davis), qui prend l'affiche le 25 décembre, raconte l'histoire d'un chanteur folk new-yorkais du début des années 60. Le personnage interprété par Oscar Isaac est largement inspiré du regretté Dave Van Ronk, qui était à l'époque une figure importante de la nouvelle scène folk de Greenwich Village.

Mort quasiment oublié en 2002, Van Ronk a laissé derrière lui une trentaine de microsillons, ainsi qu'une autobiographie fort divertissante (The Mayor of McDougal Street), écrite avec le musicien Elijah Wald. Film oblige, cet excellent livre vient d'être traduit en français pour la première fois, sous le titre Manhattan Folk Story. Une bonne occasion de s'entretenir avec son coauteur, qui porte toujours une grande affection à son ami mort.

Les frères Coen se sont ouvertement inspirés de votre bouquin pour créer Llewyn Davis. Selon vous, qu'est-ce qui les a attirés chez Dave Van Ronk?

Dave était plus grand que nature. C'était un immense ours barbu avec un énorme sens de l'humour. Je crois qu'ils aimaient sa façon de raconter des histoires et de décrire Greenwich Village avant l'arrivée de Bob Dylan. Dave avait une très grande lucidité par rapport à toute cette scène. La plupart des gens qui reviennent sur cette époque vont dire à quel point ils étaient géniaux. Pas lui. Il a toujours gardé une saine distance par rapport à tout cela. Il avait le sens des proportions. Il savait qu'il y avait de bien meilleurs musiciens ailleurs à New York.

Certains de ses amis, comme Bob Dylan et Joni Mitchell, ont connu la gloire. Pas lui. On lui a proposé de faire partie de Peter Paul

Je ne peux pas répondre pour eux. Mais je dirais que Dave n'a jamais été un loser. Politiquement, c'était un socialiste. Il ne voulait être ni roi ni président. Il voulait simplement être un musicien, et c'est exactement ce qu'il a fait dans la vie. Bien sûr qu'il aurait aimé devenir riche et avoir du succès. Mais c'est comme ça. Il n'a pas gagné à la loterie. Rares sont ceux qui gagnent à la loterie...

Était-il amer?

Je crois qu'il l'était dans les années 70, une époque où il faisait d'ailleurs peu d'argent. Mais il est passé par-dessus assez rapidement. Dans les années 80, il a été redécouvert par une nouvelle vague de musiciens folk dans Greenwich Village. La bande du Speakeazy, entre autres. Il était devenu l'éminence grise du quartier. Il était conscient de sa contribution.

Musicalement, qu'est-ce qu'on lui doit?

Pour moi, c'est d'abord son goût. Son répertoire était plus varié et plus riche que n'importe qui d'autre à l'époque. Il a donné dans tous les genres: du folk, du blues, du jazz, du jugband, du ragtime, il a chanté Bertolt Brecht et même du rock. Il a toujours trouvé le moyen de sonner comme lui-même. Contrairement à la plupart des jeunes Blancs urbains, il avait une manière de chanter le blues qui n'était pas empruntée. Il chantait comme il parlait. Il a aussi écrit des arrangements brillants. Enfin, il a été un des premiers à croire en Joni Mitchell et en Bob Dylan...

Dylan ne semble pas lui avoir rendu la pareille. Leur relation s'est rapidement détériorée.

Dave Van Ronk était au centre de cette scène. Il savait voir le talent chez les autres. Dans le cas de Dylan, il avait vu juste et il en était très fier. Mais à la minute où celui-ci est devenu une superstar, ils se sont retrouvés dans des mondes différents. L'entourage de Dylan était particulièrement moche. Ils se voyaient comme la royauté, alors que les autres n'étaient que des courtisans. Dave ne voulait pas jouer ce jeu.

Comment en êtes-vous arrivés à cosigner son autobiographie?

On s'était entendus sur le fait qu'on ferait ce livre ensemble, mais il est mort après avoir écrit seulement deux chapitres. C'est arrivé soudainement, alors qu'il était en pleine chimiothérapie. Mais je le connaissais si bien que je me savais en mesure de finir le boulot. Dave était comme un deuxième père pour moi. Je l'ai vu en spectacle quand j'avais 12 ans, ç'a changé ma vie. Ensuite, j'ai suivi des cours de guitare avec lui dans les années 70. Nous sommes devenus très amis. Je ne compte pas le nombre de fois où j'ai dormi sur son divan. Je sais comment il pensait. Pour le livre, je me suis enterré sous sa voix. Ce fut la meilleure façon pour moi de faire mon deuil.

Croyez-vous que le film des frères Coen le réhabilitera?

C'est déjà commencé. Il y a un an, tu aurais demandé à quoi ressemblait Greenwich Village avant l'arrivée de Dylan, les gens n'auraient pas su quoi répondre. Aujourd'hui, ils peuvent dire qu'avant Dylan, il y avait Dave Van Ronk... Je le vois aussi dans les ventes du livre. Il s'en est vendu plus dans le dernier mois qu'au cours des cinq dernières années!

Manhattan Folk Story, Dave Van Ronk et Elijah Wood, Robert Laffont, 396 pages.

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Enfin les rééditions

Le film des frères Coen ravive l'intérêt pour Dave Van Ronk, mais aussi pour sa musique. Ça tombe bien. Tout son catalogue vient d'être réédité en format numérique. « Certains d'entre eux n'étaient plus disponibles depuis les années 60 », souligne Elijah Wald avec enthousiasme. On peut se procurer les 23 albums sur iTunes. Et si vous ne savez pas par où commencer, allez lire ce que M. Wald en dit sur son site web (www.elijahwald.com/vanronkguide.html). À noter que l'acteur Oscar Isaac interprète lui-même quelques chansons de Van Ronk dans le film des frères Coen. De très belles interprétations, bien que l'acteur n'ait pas du tout la voix de Van Ronk.