Début avril, dans sa maison sur la Tamise, Jean-Jacques Burnel dépose ses béquilles et prend le combiné. Le membre fondateur des Stranglers, bassiste de référence et réalisateur de disques à ses heures, est également professeur de karaté qui fait du judo à l'occasion. «C'est justement en faisant du judo que je me suis déchiré le ligament croisé antérieur du genou gauche en août dernier, raconte-t-il. Mais comme je manquais de temps, j'ai retardé l'opération jusqu'à tout récemment.»

Si le musicien à la double nationalité française et britannique est si occupé, c'est la faute des Stranglers qui joueront ce soir au Théâtre Telus de la rue Saint-Denis. Le groupe issu de la mouvance punk-new-wave britannique de la fin des années 70 a survécu à quelques départs, dont celui du guitariste et chanteur Hugh Cornwell en 1990, mais il suscite depuis peu un intérêt renouvelé. Les Stranglers sont redevenus un quartette après le départ du chanteur Paul Roberts et ils ont fait salle comble au cours de leur récente tournée britannique.

Ce regain de popularité des hommes en noir s'explique probablement en partie par la qualité du nouvel album Giants, finalement disponible au Québec depuis cette semaine. Après une période creuse, on peut parler d'un disque digne de figurer parmi les meilleurs du groupe anglais, du Stranglers vintage, avec la basse omniprésente de Burnel et les claviers de Dave Greenfield, indissociables depuis toujours du son du groupe. Le batteur Jet Black, 73 ans, est également de la partie même s'il n'a plus la santé pour les suivre en tournée de ce côté-ci de l'Atlantique. Le guitariste Baz Warne officie comme chanteur avec Burnel qui avait abandonné ce rôle à Roberts pendant des années.

Burnel n'est pas entièrement satisfait de Giants, mais il estime qu'il possède les qualités qui ont fait la marque des Stranglers: «Un peu d'intelligence, un peu de géopolitique, un peu d'humour, un peu de technique et un peu d'originalité.»

Le rock en français

La chanson Giants évoque, dit-il, une certaine nostalgie d'un temps qui n'a peut-être jamais existé: «On vit dans un monde de plus en plus contrôlé, à la Big Brother, où il y a trop de bureaucratie. Je pensais aussi à mon père dans Giants: est-ce que notre génération serait capable de faire les sacrifices qu'il a consentis? Mes parents ont vécu le débarquement en Normandie, ils y étaient le 4 juin. Dès que les Allemands ont quitté Caen, ils se sont mariés, puis mon père a trouvé du boulot en Angleterre.»

Burnel possède d'ailleurs une maison dans le Var - «dans l'arrière-pays, donc j'ai pas les touristes, mais j'ai les montagnes» - et, au fil des ans, il a collaboré avec des artistes français et belges. Il a même enregistré des chansons en français sur ses propres albums, histoire de prouver à ses collègues anglo-saxons que le rock pouvait se chanter en français «mais d'une autre façon».

Philippe Katerine a repris deux de ses chansons françaises: Euroman et Je t'ai toujours aimée, écrite avec Roger-Marc Vande Voorde du groupe new-wave belge Polyphonic Size. «Dominique A, Victoire de l'interprète masculin cette année, a fait une super bonne interprétation de Je t'ai toujours aimée», ajoute Burnel.

Ligoté à la tour Eiffel

Les Stranglers ont toujours eu une réputation de mauvais garçons du rock. Burnel y a contribué, lui qui a eu des rapports tendus avec les médias. «Pas avec tous les médias, seulement avec les gens qui ne veulent pas voir plus loin que le bout de leur nez», corrige-t-il. Et de raconter la fois, dans les années 80, où il s'est vengé du journaliste français Philippe Manoeuvre.

«Il me faisait chier le petit à l'époque, il me harcelait, donc j'ai accepté de lui donner une interview, mais au premier étage de la tour Eiffel. Je l'ai emmené là avec quelques-uns des gars, on l'a déculotté - on lui a laissé sa chemise -, on l'a ligoté à la tour Eiffel et on l'a laissé là. Il ne me l'a pas pardonné pendant 25 ans.»

L'humour des Stranglers, souvent ironique, parfois misogyne et la plupart du temps provocateur, n'a pas toujours été apprécié. «On a fait des bêtises, mais avec le recul, ce sont maintenant des badges d'honneur dans un monde stérile où tout le monde fait ce qu'il est obligé de faire pour avoir le succès à tout prix, dit Burnel. Ils ont perdu l'esprit rock'n'rollien, je trouve.»

Cet esprit, les Stranglers le cultivent encore après 39 ans d'existence. «On se marre énormément lorsque les gens prennent nos blagues ou notre ironie au premier degré, dit Burnel. La pochette de Giants a été bannie en Europe parce qu'on y pose pendus. Ils ont seulement laissé les quatre cordes...»

Ce soir, les Stranglers joueront évidemment des chansons de Giants, en plus de revisiter leur répertoire depuis les débuts: «On ne joue jamais le même morceau de la même façon, chaque concert est différent, heureusement d'ailleurs. Je suis allé voir des groupes qui font la même chose tous les soirs parce qu'ils ont trop de trucs préenregistrés et qui disent les mêmes platitudes au même moment entre les morceaux. C'est vachement trop professionnel.»

Les Stranglers, au Théâtre Telus, ce soir.

Cinq chansons des Stranglers


(GET A) GRIP (ON YOURSELF)

L'un des moments forts de leur premier album Rattus Norvegicus (1977), avec Peaches et Hanging Around. À mi-chemin entre le punk, la new wave et le bon vieux rock.

WALK ON BY

Dès l'album Black and White (1978), les Stranglers font des reprises. Ils s'approprient vraiment ce classique de Burt Bacharach et Hal David.

GOLDEN BROWN

De l'album La Folie (1981), mais on peut l'avoir entendue sur Feline (1983) en Amérique du Nord. Les Stranglers s'assagissent : on y entend même du clavecin.

EUROPEAN FEMALE

De l'album Feline (1983), une chanson exquise dont on n'aurait pas cru capables les Stranglers des débuts.

SKIN DEEP

L'album Aural Sculpture (1984) a mis du temps à être apprécié pour ce qu'il est vraiment : un disque pop de très grande qualité, à l'image de la chanson Skin Deep.