Malgré un trajet de 19 heures entre l'Italie et New York qui vient à peine de se terminer, on vous en épargne les détails, Laurie Anderson décroche le combiné de son domicile. S'amorce une demi-heure de courtoisie, patience et explications généreuses au sujet de sa plus récente performance ayant récolté une pléthore d'excellentes critiques depuis sa présentation en 2010, notamment dans le cadre des Olympiades culturelles de Vancouver.

«Delusion, amorce-t-elle, désigne une diffraction mentale de la perception et non une illusion d'optique pour citer cet exemple. Ce mot renvoie aussi à la fracture du langage. Cette performance qui porte ce nom est dédiée à ma mère qui a prononcé un discours incroyable sur son lit de mort. Tous ses enfants l'entouraient lorsqu'elle a pris la parole, on a eu l'impression qu'elle faisait une superbe allocution; elle a parlé de notre famille, des animaux affichés sur les murs de sa chambre, elle a parlé d'Histoire. Visiblement, sa pensée était en train de se déchirer. J'y ai vu personnellement quelque chose de magnifique.»

Est-il besoin d'ajouter que ce «discours» de la mère mourante fut un déclencheur pour Delusion?

«Il y a une évocation directe au discours de ma mère dans ce spectacle, mais il s'agit surtout d'une dédicace. Enfin... je n'aurais pas imaginé écrire quelque chose de la sorte à son endroit.»

Et puisqu'on parle des disparus...

«Il y a une autre protagoniste à travers ces histoires: ma défunte chienne. Je n'aime pas l'admettre, mais elle fut ma meilleure amie. Cette expérience de la relation avec une autre espèce animale peut être tellement formidable. L'amour inconditionnel qu'un animal domestique peut manifester à notre endroit est vraiment instructif pour les relations humaines. Surtout en cette ère où nous passons tant de temps avec des machines. Selon moi, il est essentiel d'en passer avec les animaux.»

On ne s'étonnera pas que Laurie Anderson ait récemment créé... Music for Dogs!

À travers une vingtaine d'histoires courtes sous la bannière Delusion, la célébrissime performeuse soutient avoir abordé différentes manières de percevoir la réalité et le temps. Du coup, elle aurait observé comment le langage était en mesure de soupeser cette réalité, ce temps.

«Cela peut sembler extrêmement pompeux, c'est néanmoins ce que j'essaie de faire. Plus simplement, je résumerais cette performance par une collection de rêves, d'opinions politiques, d'anecdotes tirées du quotidien, d'histoires de ma famille, expériences et observations personnelles. On peut aussi y trouver Another Day In America, extrait de mon dernier album (Homeland). Et j'ai beaucoup pensé à ces personnages de Balzac qui me fascinent tant.»

À l'origine, confie-t-elle par ailleurs, Delusion devait être une pièce de théâtre pour deux personnes.

«Une fois de plus, j'ai dû me rendre à l'évidence: je ne sais pas écrire de bonnes pièces. Elles sont horribles! Ainsi, j'ai jeté ce travail au panier... dans un état de désespoir professionnel! Heureusement, l'idée d'un monologue plus conflictuel m'est venue à l'esprit. Il fallait de la dissension au sein de ces histoires que je raconte seule, c'est pourquoi j'ai repiqué des éléments de ma (mauvaise) pièce pour deux. Ce qui a produit une forme hybride un peu étrange à laquelle j'ai ajouté des éléments visuels et des sons.»

Et quels sont ces éléments visuels?

«Parallèlement à l'écriture de ces histoires, raconte notre interviewée, je travaillais sur des films à trois dimensions, projetés sur des objets. Je trouvais cette technique très intéressante, j'ai donc développé le concept avec lequel j'associe de la musique. Vous savez, je n'avais pas investi autant d'énergies dans l'audiovisuel depuis un long moment, car les budgets de production n'ont cessé de rétrécir ces dernières années pour les raisons qu'on sait. Or, de nouvelles technologies, moins chères et moins lourdes, me permettent de nouveau de faire des choses de très bonne qualité.»

Et quels sont ces sons?

«Il y aura aussi du violon, des procédés électroniques pour les sons que j'utilise différemment chaque soir. Au début de cette aventure, vous savez, deux autres musiciens étaient impliqués mais... j'ai dû les retrancher du concept après avoir réalisé qu'il y avait un surplus d'informations. Je voulais que mes histoires l'emportent sur leur emballage. La solution résidait donc dans la simplicité. Lorsque c'est petit et réussi, c'est toujours mieux que chargé. Un contenant trop lourd peut faire triompher le divertissement au détriment de l'art.»

Dans ce vaste territoire de la réalité et du temps, Laurie Anderson voyage léger.

Delusion, performance de Laurie Anderson, est présenté du 4 au 6 octobre à l'Usine C.