U2 a déjà éclipsé tous les records imaginables avec sa tournée 360°: plus de sept millions de spectateurs, des ventes de billets totalisant plus de 700 millions de dollars et une machine de scène gigantesque qui a coûté les yeux de la tête. Le groupe irlandais s'apprête à créer un autre précédent à Montréal en jouant dans un stade qu'il a fait construire de toutes pièces et qui sera démantelé au lendemain de ses deux mégaconcerts. Un autre chapitre dans l'histoire du groupe numéro un au monde dont le talent et la popularité n'ont d'égaux que l'ambition.

Le guitariste The Edge a affirmé récemment au magazine Rolling Stone que le mégaspectacle de la tournée 360° de U2, auquel assisteront 160 000 spectateurs à l'Hippodrome de Montréal, n'est encore qu'un work in progress qui ne se réalisera pleinement que lors de son avant-dernière ou sa toute dernière représentation, le 30 juillet à Moncton. «Ce show est en train de naître même s'il a deux ans.» Chez U2, Bono n'a pas le monopole des théories intéressantes et des formules-chocs.

The Edge n'a pas tort. La tournée la plus lucrative de l'histoire du rock - des ventes de billets totalisant plus de 700 millions de dollars - s'achève et, pourtant, U2 s'amuse encore à modifier son spectacle. Compte tenu du gigantisme de la machine et de sa complexité technique, on pourrait croire que c'est chose impossible. Mais impossible n'est pas irlandais.

L'idée d'un spectacle dans un stade avec une scène centrale a germé dans la tête de Bono pendant des années. Après la tournée Pop Mart de 1997, U2 a pris l'habitude de jouer dans des stades en Europe et dans des arénas aux États-Unis et au Canada. Cette fois, plutôt que de créer deux spectacles différents, Bono a eu l'idée de faire goûter au public nord-américain la grande communion dans un stade et aux fans européens le feeling de l'expérience 360°. «C'est sa vision artistique; nous autres, on se serait contentés de jouer sur des caisses de bière», précisait sans rire le bassiste Adam Clayton dans le documentaire inclus dans le DVD du spectacle de 2009 au Rose Bowl de Pasadena.

C'est bien connu, ce que Bono veut, Dieu le veut. Le hic, parce qu'il y en a un même quand on dispose des énormes moyens de U2, c'est qu'il fallait trouver un moyen d'accrocher ces tonnes d'équipement au beau milieu d'un stade sans toit. Un «casse-tête technique» que Bono essayait de résoudre en construisant un modèle avec des fourchettes (!) jusqu'à ce que le designer Willie Williams, associé aux tournées de U2 depuis 1983, crie eurêka!: «Plutôt que de faire petit, il s'agissait de faire tellement grand que la structure devienne une partie du stade.»

La chose en question est une structure d'acier à quatre pattes surnommée la pince (claw), d'une hauteur de 150 pieds qui surplombe la scène et qui peut supporter un poids de 180 tonnes. L'écran cylindrique amovible et rétractable d'une grandeur optimale de 14 000 pieds carrés, que son concepteur belge compare à un cornet de frites, pèse à lui seul 54 tonnes. «Il nous a fallu inventer la technique parce qu'un écran à 360 degrés, le treillis sur lequel sont montés les écrans LED, était impensable jusqu'à tout récemment, souligne Paul McGuinness, imprésario de U2, dans le documentaire du DVD. Plusieurs génies travaillent à ce spectacle.»

«Ils transportent une ville avec eux dans le monde entier, nous dit en étouffant un rire leur réalisateur et copain de longue date Daniel Lanois. C'est un challenge organisationnel en soi. Je les admire, ne serait-ce que parce qu'ils sont capables de mener cela à bien. Moi, j'ai des problèmes juste à m'occuper d'un groupe de quatre musiciens.»

Planté au centre d'une mer de monde dans ce décor de science-fiction, Bono, qui a sans doute des relents d'adolescence, compare U2 à un petit band de punk rock. «On dirait que plus le décor grossit, plus cela rend la musique intime», a dit le même Bono à La Presse en 1992 au moment où la tournée Zoo TV passait des arénas aux stades. Zoo TV, que Bono qualifiait de «Disneyland sur l'acide», avait innové avec ses murs d'écrans LED, c'était un spectacle total tellement abouti que Peter Gabriel a jugé inutile d'explorer davantage cette avenue high-tech et a plutôt opté pour la théâtralité en confiant son spectacle suivant à Robert Lepage.

U2, lui, n'avait pas le choix: il devait se mesurer à ses réussites passées et son essai suivant n'a pas été aussi concluant. Pop Mart, qu'on a vu au Stade olympique en 1997, était un show froid, plombé par des bébelles de toutes sortes et dans lequel U2 perdait son identité. Pas étonnant que lors de son retour en aréna en 2001, The Edge ait confié à La Presse: «J'adore cette tournée parce que nous n'avons pas à nous soucier du matériel, ni de la technique ni des ordinateurs. Nous n'avons qu'à nous concentrer sur la musique et ça fait du bien.»

Le tour de magie

Cette fois, U2 a apprivoisé la démesure de son décor qui, s'il faut en juger par le DVD de son spectacle au Rose Bowl, le sert bien. Lorsque la tournée 360° s'est arrêtée à Toronto en septembre 2009, Bono a rendu visite à Elvis Costello sur le plateau de son émission Spectacle et il a repris essentiellement le discours qu'il nous avait tenu à l'époque de Zoo TV: «Le tour de magie, quand ça fonctionne, consiste à rapetisser le stade ou l'aréna jusqu'à le faire disparaître soudainement pour obtenir cette intimité. L'intimité est quelque chose de puissant, c'est le nouveau punk-rock, c'est ce qui me jette à terre. Et entendre cette intimité au beau milieu d'un stade, avec plein de monde autour de nous, c'est fantastique.»

Bono est complètement rétabli de l'opération au dos qui a forcé U2 à reporter d'un an les deux concerts montréalais. Bonne nouvelle, le groupe a profité de ce congé forcé pour rebrasser ses cartes. Les chansons de No Line On the Horizon, l'album de 2009, sont moins nombreuses qu'en début de tournée et U2 revisite toutes ses périodes, y compris ses premiers albums (Boy, October et War), Zooropa et le disque Passengers avec en prime, une généreuse portion de chansons d'Achtung Baby qui aura 20 ans à l'automne. En plus, le groupe n'hésite pas à modifier la liste et la séquence des chansons quand il donne un deuxième concert dans une même ville comme la semaine dernière à Anaheim.

Autre changement: en début de tournée, Bono plaidait pour la libération de l'opposante birmane Aung San Suu Kyi juste avant la chanson Walk On pendant laquelle des bénévoles d'Amnistie Internationale arpentaient la scène en portant un masque de la dame. Libérée par le régime militaire en décembre dernier, elle s'adresse aujourd'hui au public de U2 sur l'écran géant, comme le fait encore l'archevêque sud-africain Desmond Tutu. Ce qui évite à Bono, l'artiste aux multiples causes, de se lancer dans des discours fleuves pour mieux se concentrer sur son job de chanteur. Job qu'il fait très bien d'ailleurs.

U2, à l'Hippodrome de Montréal, les 8 et 9 juillet, 19h. En première partie: Interpol.