Oubliez La Bittt à Tibi ou même Le Beat à Tibi que Raôul Duguay a repris jeudi au Métropolis avec le rappeur Anodajay. Oubliez ses élucubrations avec l'Infonie, Raôul Duguay affirme aujourd'hui que l'hymne national qu'il vient de composer est l'oeuvre la plus importante de sa vie. Malgré les critiques et les moqueries, il persiste et signe, convaincu qu'un jour, tous les Québécois de bonne volonté adopteront son hymne.

La première salve avait été tirée le matin même et brillait de tous ses feux dans La Presse sous la signature de Patrick Lagacé. «Tu l'as lu?», ai-je demandé à Raôul Duguay en lui indiquant le journal plié devant nous. Bien sûr que Duguay, qui a aujourd'hui 72 ans, avait lu la charge à fond de train de mon camarade qui comparait son hymne à une collaboration entre Normand L'Amour et le Choeur de l'Armée rouge un soir de brosse. Qu'est-ce que t'en penses? «Je trouve ça violent», a répondu Duguay sans hargne, mais avec un fond de malaise teinté d'étonnement comme s'il avait prévu tout un éventail de réactions, mais certainement pas une telle douche froide.

Nous nous sommes assis dans un petit salon attenant à la grande salle de réunion de la Société Saint-Jean-Baptiste. Autour de nous, tout semblait brun et défraîchi comme si le temps s'était arrêté il y a quelques décennies: les meubles en chiné des années 50, la plante verte morte de soif devant la fenêtre et sur les murs lambrissés de bois sombre, des tableaux de la révolte des Patriotes de 1837. Comme Raôul Duguay vit à Saint-Armand depuis 40 ans et n'a pas les moyens de se payer un pied-à-terre à Montréal, nous avions convenu de ce lieu symbolique où la veille, il avait entonné son hymne pour la première fois devant les médias.

Vingt-quatre heures plus tard, les médias ont disparu. Ne restent que les questions. Comment se fait-il que sur les 62 artistes pressentis par la SSJB, Raôul Duguay soit le seul qui ait répondu présent? Que doit-on déduire de cette fin de non-recevoir de la part de la communauté artistique québécoise? Est-ce une question de temps, d'époque, d'allergie aux hymnes, d'usure du nationalisme? Autant de questions auxquelles Raôul Duguay n'a pas répondu tout de suite, se contentant d'affirmer: «Moi, tout ce que je sais, c'est que j'ai répondu oui spontanément», avant de se lancer dans une longue explication sur la distinction à faire entre une chanson et un hymne, deux formes d'expression à ne pas confondre. «Un hymne national exige une recherche, des référents historiques et une étude des traits caractéristiques de la nation. Il faut pouvoir y inclure l'Histoire, la géographie, la nature, la devise, le drapeau», dit-il.

Mais encore. Pourquoi tout le monde a dit «non merci», sauf toi? «Disons que je suis le seul qui est passé à l'action. Certains n'étaient pas intéressés, d'autres ont peut-être eu peur de ce défi immense qui est de porter la voix de tout un peuple. Et puis, les derniers ont sans doute considéré que des chansons comme Mon pays de Claude Léveillée, Mon pays de Gilles Vigneault et Le plus beau voyage de Claude Gauthier qui sont des joyaux de notre répertoire, suffisaient à la tâche. Tous avaient sans doute de bonnes raisons.»

De la grandiloquence

Je m'attendais à un ton plus dénonciateur de sa part, mais Raôul Duguay n'est pas le genre d'homme qui prend plaisir à casser du sucre sur le dos des autres. Il préfère fermer les yeux ou regarder ailleurs en se berçant de ses douces utopies. Pour composer son hymne, il a écouté 195 hymnes nationaux sur 8 CD enregistrés par l'Orchestre Philharmonique de Finlande.

«Quatre-vingt-quinze pour cent étaient des marches militaires grandiloquentes», dit-il, ouvrant la porte à un concept qui a très mauvaise presse au Québec tant il est contraire au tempérament des Québécois: la grandiloquence. Mais Raôul trouve qu'il y a quelque chose de grand et de libérateur dans la grandiloquence. En revanche, il déteste ce qui est pompeux. «Et mon hymne n'a rien de pompeux, plaide-t-il. Il est immense, il prend de la place parce qu'il reflète la dimension du pays. Or, ce n'est pas parce que le pays n'existe pas qu'on ne peut pas le souhaiter et le rêver. Moi, j'ai fait cet hymne pour raviver la flamme de la fierté québécoise et pour qu'il soit le commencement d'une possibilité. À part de ça, pas besoin d'être un pays pour avoir un hymne national. L'Acadie en a un, Terre-Neuve aussi.»

Sur ce dernier point, Duguay a entièrement raison. Là, par contre, où le bât blesse, c'est dans l'intention. On a en effet l'impression qu'en croyant qu'un hymne national puisse être instrumental à la création d'un pays, Duguay est parfaitement déconnecté des âpres réalités politiques actuelles. Ce n'est en fin de compte qu'une impression. «Je suis peut-être un rêveur, mais un rêveur réveillé. Je vois bien ce qui se passe dans les rangs souverainistes en ce moment et ça me chagrine, cette division. C'est un passage difficile que nous vivons actuellement, mais peut-être est-ce nécessaire. Qui sait si la crise actuelle ne va pas nous donner l'occasion de collectivement recommencer à cibler les choses essentielles?»

La politique, Duguay y a goûté vraiment et sérieusement une seule fois: aux élections provinciales de 1998. Il s'était présenté sous la bannière péquiste dans la circonscription de Brome-Missisquoi contre Pierre Paradis qu'il n'a pas réussi à déloger. «Je l'ai fait, mais je ne le referai plus. La ligne de parti, non merci.

«Cela dit, l'action politique la plus importante de ma vie, je considère que c'est cet hymne, puisque ça concerne tout le peuple québécois.»

Pas une fantaisie

Après le succès populaire qu'il a connu dans les années 70 et 80, Duguay s'est retiré à Saint-Armand, gagnant sa vie modestement en donnant des conférences de motivation dans des entreprises comme Desjardins, Alcoa, Hydro-Québec et plusieurs ministères. Récemment, il a produit lui-même, avec ses maigres économies, le CD J'ai soif et entrepris une mini tournée du Québec. Mais la pression accompagnant le lancement de son hymne national doublé de sa participation à un téléthon et d'un aller-retour en autobus à Sept-Îles l'ont épuisé. C'est pourquoi la semaine dernière, il a annulé sa rentrée montréalaise à L'Astral et a reporté le spectacle à l'automne. Reste que, même s'il ne chantera pas son hymne sur la grande scène du parc Maisonneuve, le soir de la Saint-Jean, il ira l'entonner dans plusieurs fêtes de quartier. Certains se demandent encore pourquoi le Québec dont il chante l'immensité dans son hymne s'épelle Kébèk. «Ce n'est pas moi qui ai inventé cette graphie, dit-il. Il s'agit d'un mot d'origine amérindienne qui remonte à 1688. On peut encore en voir des traces à l'église Notre-Dame-de-la-Victoire à Québec. Ce n'est pas une fantaisie de ma part. C'est une graphie qui a des assises historiques!»

Son hymne national non plus n'est pas une fantaisie. Et tant pis pour ceux qui le trouvent ridicule. «C'est pas une couple de claques dans la face qui vont m'empêcher d'avancer, dit Raôul. Que ceux qui aiment le Québec me suivent.»

Si je n'avais pas écouté son hymne en boucle le lendemain, j'aurais toujours l'impression que Raôul Duguay divaguait complètement. Mais j'ai écouté Ô Kébèk en version courte de deux minutes, en version longue de huit minutes et en version instrumentale. À côté des marches militaires sanglantes de trop d'hymnes nationaux, celui-là m'est apparu mélodique, lyrique, pacifiste et assez audacieux sur le plan de la forme. Quant au propos, quand on fait fi des clichés et de l'angélisme exterminateur de certains passages et qu'on se concentre sur la version de deux minutes, c'est un hymne tout à fait respectable. Non seulement mes oreilles n'ont pas saigné, mais je me demande si, dans 5 ou 10 ans, nous n'entonnerons pas tous en choeur l'Ô Kébèk de Raôul Duguay.