Le créateur de Frédéric, l'auteur-compositeur-interprète Claude Léveillée, est mort hier dans la nuit, des suites d'un AVC, à l'âge de 78 ans. Avec son décès, ne disparaît pas seulement un monument de la chanson québécoise, mais un grand de la chanson d'expression française.

«Quand on parle d'un géant, ce n'est pas anecdotique, résume l'historien Robert Thérien, qui lui consacre plus de 15 pages dans son Dictionnaire de la chanson québécoise. Dans les grands compositeurs de la francophonie, il est certainement dans les 15-20 premiers de tous les temps...»

Né à Montréal en 1932, Claude Léveillée émerge d'abord à la télé, au milieu des années 50, avec son personnage de Clo-Clo dans la série pour enfants Domino. Mais c'est avec les Bozos, collectif chansonnier réunissant aussi Raymond Lévesque, Hervé Brousseau, Jean-Pierre Ferland, Clémence Desrochers et André Gagnon, qu'il impose son personnage de chanteur-pianiste.

Coup du destin: la célèbre Édith Piaf le découvre un soir de 1959, alors qu'elle est de passage à Montréal. Saisissant l'occasion, il suit la chanteuse à Paris, où elle enregistre une demi-douzaine de ses chansons, dont Ouragan, Boulevard du crime et surtout Les vieux pianos, qu'elle rebaptise au singulier. Pour elle, il compose aussi une comédie musicale intitulée La voix, qui ne verra jamais le jour. Mais cette collaboration est moins idyllique que ce que laissent entendre les journaux. Et 18 mois plus tard, Léveillée est de retour au Québec.

En 1961, l'auteur-compositeur lance son premier album qui connaît un succès immédiat avec les classiques Les vieux pianos, La légende du cheval blanc et Emmène-moi au bout du monde. Il persiste et signe l'année suivante avec l'inoubliable Frédéric, qui l'élève au rang d'intouchable. Fait marquant: il est en 1964, le premier chansonnier à se produire en vedette à la Place des Arts, remplissant la salle Wildrid-Pelletier à pleine capacité.

«Contrairement aux chansonniers à guitare, il était plus classique et plus mélodique dans sa forme. Pour le grand public, c'était plus facile à accepter», explique Robert Thérien. «Cela dit, soyons honnêtes, l'auréole de Piaf ne lui a pas nui. Ça lui a donné un élan que les autres n'ont pas eu.»

Sur tous les fronts

Loin de s'asseoir sur ses lauriers, Léveillée s'active sur tous les fronts: chanson, musique, télé, théâtre, cinéma, comédies musicales, allant même jusqu'à fonder le Théâtre de Quat'sous avec Paul Buissonneau, Yvon Deschamps et Louise Latraverse, en 1964. Cette période bouillonnante se traduit en outre par une production discographique quasi industrielle qui nous donnera une quarantaine d'albums et d'autres immortelles comme Ce soir on s'aimait, On remonte en amour, Les amoureux de l'an 2000, Les beaux dimanches et Pour quelques arpents de neige.

En 1977, Léveillée fait plus que jamais partie du carré d'as de la chanson québécoise. Sa participation au spectacle 1 x 5, avec Charlebois, Deschamps, Ferland et Vigneault, confirme sa stature de géant, et ce, en pleine fièvre souverainiste. Mais sauf exceptions, son message est rarement politique. Plus tourmenté qu'engagé, Claude Léveillée chante la vie, l'amour, la solitude et la mélancolie avec des chansons intimistes qui se situent assez loin des hymnes populaires alors en vogue.

Mais le géant n'est pas infaillible. Et la décennie suivante sera pour lui comme une descente aux enfers. Miné par l'alcoolisme et le suicide de son fils en 1980, Léveillée cesse d'enregistrer et donne des concerts de plus en plus chaotiques, où le malaise est palpable. «C'était très heavy» résume Robert Thérien. Ses excès le minent et sa voix, déjà limitée, le quitte - ce qui l'incitera désormais à déclamer ses textes. Son public le délaisse. Mais la télévision le récupère, notamment dans la série Scoop, où il joue le rôle d'un millionnaire en fauteuil roulant.

Rôle prémonitoire

Prémonitoire? En 2004, après une longue et lente remontée, l'auteur-compositeur est victime d'un AVC sur scène, qui le laisse à moitié paralysé. Il lui faudra deux ou trois mois pour réapprendre à parler convenablement. Mais le mal est fait. Pour cet artiste productif, animé par le feu de la création, la carrière est définitivement chose du passé. Pour Marie-Josée Michaud, compagne des dernières années, c'est le moment d'écrire la biographie du chanteur, dont les deux tomes seront lancés en 2004 et 2008.

Quelle place pour Claude Léveillée dans la chanson québécoise? «Immense, répond Robert Thérien, en évoquant son impressionnante discographie et son corpus monumental. Par son succès, Claude Léveillée a ouvert la porte des grandes salles aux chansonniers. En plus d'être un créateur prolifique, c'était aussi un touche-à-tout extrêmement doué. Il ne savait pas lire la musique, mais il avait de grandes mélodies et ses textes étaient impeccables. Il a vraiment écrit plusieurs très grandes chansons.»

Certains de ces classiques ont été compilés sur CD. Mais ne cherchez pas les albums originaux des années 60, dont les mémorables collaborations instrumentales avec André Gagnon. Les droits appartiennent toujours à Sony (anciennement Columbia) qui n'a jamais jugé bon les rééditer.