Comme le veut la tradition, la dernière semaine de l'année sera celle des bilans. Voici le meilleur de la pop anglophone de l'année, vu par notre journaliste Alain Brunet.

1- Sufjan Stevens, The Age of Adz, Asthmatic Kitty

Aucun album d'auteur-compositeur-interprète de souche folk, mâtiné par différentes variétés de musiques sérieuses au fil des 10 dernières années, ne peut rivaliser avec cet opus de Sufjan Stevens en 2010. The Age of Adz est un album exigeant, une majorité de fans indies n'en a pas encore terminé la digestion, d'ailleurs. Plusieurs critiques indies l'ont effectivement trouvé trop dense pour un album de chansons... pendant que d'autres, férus de musique instrumentale, ont déterminé qu'il s'agissait là d'un chef-d'oeuvre de pop culture.

En ce qui me concerne, le contenu de cet album a frisé le génie pour sa tension parfaite entre songwriting, composition et arrangements. Ce que Sufjan Stevens a mis au point résulte d'une décennie d'inspiration. Du songwriting autodidacte, ce trentenaire s'est hissé parmi les plus grands innovateurs de la pop orchestrale. Un créateur d'exception. Parce que les arrangements, parce que les hybridations de style, parce que le coefficient de difficulté, parce que l'instrumentation, parce que le niveau de son équipe, parce que le maintien de la mélodie malgré tout ça, parce que! En 2010, c'était lui. Si son Illinois est son meilleur album de chansons, The Age of Adz est son meilleur album de musique.

2- Kanye West, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Roc-A-Fella/Def Jam

En 2010, Kanye West a atteint le statut des meilleurs musiciens blacks qu'a produits la pop culture nord-américaine.

My Beautiful Dark Twisted Fantasy est un grand album pop. Un album charnière. Une marque dans l'imaginaire pour les décennies à venir.

Directeur artistique, multi-instrumentiste, réalisateur, leader d'orchestre, chanteur, MC, Kanye West réussit à toucher le magistral avec cette entreprise réunissant une flopée d'artistes renommés et talentueux. Cet énergumène a beau se prendre pour le nombril du monde et parfois user d'une langue châtiée, malgré ses affects, il s'avère l'artiste de l'année dans le domaine des musiques de souches hip-hop, R'n'B, soul, urban et plus encore. Plus encore car cet album magistral déborde de son cadre naturel. Bien qu'on en ressente les souches hip-hop, la notion de genre en prend pour son rhume avec un tel édifice.

3 - Owen Pallett, Heartland, Domino

À l'évidence, l'artiste torontois s'est illustré en tant que compositeur, mélodiste, compositeur, arrangeur, parolier, violoniste, pianiste, bidouilleur technoïde, multi-instrumentiste. Collaborateur régulier d'Arcade Fire, Owen Pallett a fait évoluer son personnage (initialement Final Fantasy) pour finalement créer un langage orchestral qui lui est propre. Orchestre symphonique (tchèque), ensemble de vents (St. Kitts) et groupe à géométrie variable (incluant Jeremy Gara d'Arcade Fire) ont été mis à contribution, des sons de synthèse en ont coloré finement l'ensemble. Il a su intégrer son langage à des branches symphoniques, une écriture dense et riche, très personnelle, de surcroît très ambitieuse. En studio, faut-il le rappeler, car la version sur scène à laquelle on a eu droit se voulait autrement plus minimaliste. On espère encore le projet orchestral sur scène, qui serait à mon sens une contribution majeure. À l'instar de Sufjan Stevens, Owen Pallett incarne ce que la pop culture a généré de plus visionnaire en 2010.

4- Gil Scott Heron, I'm New Here, XL Recordings

Au terme d'une longue et vertigineuse descente aux enfers, le poète, écrivain et chanteur a réussi LE retour de 2010, du moins en studio. En acceptant de travailler avec Richard Russell, propriétaire du label anglais XL Recordings qui l'a retracé, qui l'a trouvé vivant au fond du tonneau, Gil Scott Heron a eu l'intelligence et l'instinct d'accepter qu'on couche ses mots sur des sons de 2010, repoussant du coup tout reproche ayant trait au passéisme... qu'on lui a retracé sur scène l'été dernier. Malgré ce relatif anti-climax, l'album I'm New Here demeure excellent, aussi frais qu'au jour de sa sortie il y a près d'un an.

Rappelons que seuls deux textes du légendaire bluesman Robert Johnson figurent parmi les mots choisis. Lawson White y a arrangé les cordes et mixé l'ensemble des pistes. Damon Albarn y a joué les claviers sur Me And The Devil. On a même repris un échantillon de Kanye West dans l'introduction de ce grand come-back. On ne sait si Gil Scott Heron, qui incarne depuis les années 70 la transition entre poésie beat et hip-hop, vivra longtemps. Si son corps affiche une usure prématurée, c'est tout le contraire du côté du cerveau et du plexus solaire.

5- Neil Young, LeNoise, Reprise

Pensées rétrospectives, poésie introspective, accords abrasifs, malstrom de distorsion, mélodies infectieuses, harmonies contagieuses. Voilà une autre pierre à l'immense édifice d'un homme qui n'a jamais ralenti la cadence, qui a certes trébuché en cours de route, traversé de longs plateaux, et dont cet épisode relance une fois de plus l'intérêt. De concert avec ce fameux Daniel Lanois qu'il a rebaptisé LeNoise, le vieux Neil Young a réussi un coup de maître et son 34e album studio est un des sommets atteints de son oeuvre monumentale. Ce qui devait être un album acoustique au départ s'est transformé en une épopée électro-acoustique, guitares particulièrement inspirées (surtout la fameuse Gretsch stereo, un instrument que Neil Young possède depuis Harvest), guitares de surcroît étoffées de brillantes lanoiseries. Brillantes surimpressions, superbes filtres, écho et autres judicieux traitements de nature texturale.

Les mots y sont directs, consonants, circonspects. Ils peuvent prendre l'allure de bilans, de réflexions ponctuées d'inquiétudes et espoirs. À l'évidence, c'est l'expérience qui parle. L'amour, la guerre, les mutations violentes de l'Amérique, la colère ambiante, le sort des Amérindiens durant la conquête de l'Ouest, le viol de l'environnement, l'époque hippie de l'auteur où hasch rimait avec carence de cash... Les titres parlent d'eux-mêmes: Love and War, Angry World, Walk With Me, Sign of Love, Peaceful Valley Boulevard, Hitchiker, Rumblin', Someone's Gonna Rescue You

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6- The National, High Violet, 4AD

The National rappelle à la fois la musique alternative anglaise des années 80 et un rock de songwriting profondément américain. On l'observe depuis plus ou moins une décennie. Or, on voit cette fois l'atteinte d'un nouveau palier d'expertise, aux chapitres de la réalisation et de l'orchestration. Mélodistes inspirés, ces musiciens originaires de Cincinnati (transplantés à Brooklyn) nous ont mis dans «un état proche de l'Ohio» tellement ils ont su maintenir le «moral à zéro», tellement il ont cultivé le meilleur spleen avec les meilleurs engrais. Terrible Love, Sorrow, Anyone's Ghost, Afraid of Everything, Bloodbuzz Ohio... on est en voiture, mettons. Le tout barytoné par l'auteur et chanteur Matt Berninger. Les arrangements circonspects (cordes, cuivres, ornements électros, etc.) de ce quartette sont du meilleur niveau. En 2007, le quatrième opus de The National avait fait boum dans le coeur des jeunes gens en proie à la déprime existentielle du dimanche après-midi. Trois ans après Boxer, le groupe s'est rendu encore plus loin.

7- Joanna Newsom, Have One On Me, Drag City

L'esprit de Joanna Newsom est dense, fin, ambitieux. Ses textes sont solides, intelligents. Sa maîtrise de la harpe n'est pas celle d'une virtuose, mais l'usage qu'elle en fait pour servir son chant a de quoi épater la galerie. Lorsqu'elle touche les ivoires, le jeu est efficace quoique moins maîtrisé. Cela dit, la maîtrise est bien assez grande pour produire le meilleur «psych folk» de chambre en 2010. Miss Newsom est accompagnée de musiciens de son type, les zones de recherche varient entre la musique ancienne, le baroque, les folklores balkaniques ou méditerranéens, le gospel, un chouïa de rock, sans compter un demi-siècle de folk anglo-saxon. L'instrumentation y est certes singulière: guitares, mandole, percussions, trombone, flûtes à bec, violons, harpe, piano. Les chansons de Joanna Newsom sont des poupées russes; elles comportent de multiples phases de développement, micromouvements qui s'élaborent souvent pendant une dizaine de minutes. Sa voix archi-typée, très haut perchée, nasillarde par moments, sertie de vibratos parfois insistants, ne crée pas l'agacement escompté tant elle sied bien à la musique qui la soutient et la transporte.

8- LCD Soundsystem, This Is Happening, DFA

Cette explosion de dance music, attitude punk et électro a causé trois hécatombes en autant d'albums. Le maestro dance-punk à la barre de LCD a vu dans This Is Happening le dernier volet d'une trilogie. L'Américain James Murphy a fondé DFA avec le Britannique Tim Goldsworthy - qui est rentré à Londres et qui mène d'autres barques dont cette superbe collaboration au récent album de Gaëtan Roussel.

Un peu moins survolté que les deux opus précédents (sans titre en 2005, Sound of Silver en 2007), This Is Happening s'est avéré plus nuancé dans la réalisation. La profondeur et l'audace de la trame synthétique y ont fait bon ménage avec la lutherie analogique. Le plus important dans tout ça? Les refrains y sont pour la plupart accrocheurs et fiévreux, on les a coulés dans des grooves puissants. Très élevé, l'indice d'octane. Voilà encore de l'excellente pop de création signée LCD Soundsystem: chansons accrocheuses, attitude baveuse à souhait, créativité à gogo dans les arrangements.

9- Deerhunter, Halcyon Digest, 4AD

Halcyion Digest un des albums des mieux réussis cette année. Dans son garage punkisant de 2005, Deerhunter a admis psychédélisme, ambient, électronique, shoegaze. Les couleurs originelles sont restées plus tangibles sur scène. Le groupe aime qualifier sa musique d'ambient punk, une étiquette qui convient, somme toute. Encore une fois, des musiciens américains suggèrent quelques solides rénovations à la pop culture de création... que les Britanniques ont mise au point au cours des trois dernières décennies, et ce, en faisant référence à leurs propres sources continentales - les Byrds, entre autres. La singularité de cet aviaire Halcyon Digest s'est distillée dans plusieurs très bons riffs de guitare, notamment dans He Would Have Laughed, ou dans certains motifs électroniques comme ceux de la superbe Helicopter, ma préférée de cet album. Guère étonnant que Deerhunter soit sous 4AD, célébrissime étiquette anglaise.

10- Janelle Monae, Archandroids, Bad Boy Records

La chanteuse afro pop de l'année 2010, pour ma part, se nomme Janelle Monae. Native de Kansas City, cette femme de 25 ans vient de botter le postérieur de toutes ses consoeurs, à l'exception d'Erikah Badu qui nous a pondu un très solide New Amerykah Part 2. Mais... attention à cette Janelle Monae, un talent hors du commun. L'entourage de Big Boi, visionnaire d'Outkast qui la côtoie depuis qu'elle vit à Atlanta, confère à cette chanteuse le lustre des plus grandes. Chanteuse de puissance, elle puise dans plusieurs styles et contribue à l'hybridation totale de la pop culture de pointe aux É.-U. Funk. Hip-hop. Pop classique. Électro-pop. Jazz. Machines. Cuivres. Profondeur orchestrale. Groove. Une voix d'enfer par-dessus tout. Afrofuturiste? Mets-en. Sans perdre un milligramme de son identité originelle. Voilà une chanteuse qu'on n'a pas fini d'entendre... et dont on n'a pas fini d'entendre parler.

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