Le 11 juin dernier, Daniel Lanois s'est réveillé à l'hôpital, sous perfusion, avec le côté droit du corps complètement démoli. Il avait 10 os de cassés, dont la hanche, et la moitié des côtes. Victime d'un grave accident de moto, le célèbre producteur d'origine québécoise a dû passer trois semaines aux soins intensifs et dormir en position assise pendant près de quatre mois. La douleur est encore présente, mais ça ne l'a pas empêché de produire le nouveau disque de Neil Young (Le Noize) ni de venir à Montréal pour faire la promotion du premier album de son nouveau groupe, Black Dub, un curieux mélange de soul, de dub et de rock expérimental. Discussion - en anglais - autour de la vie, du travail et du dub.

Q: On a très sérieusement failli vous perdre l'été dernier. Que s'est-il passé exactement?

R: J'étais en moto pour aller voir un groupe jouer dans un night club. C'était le soir, je n'allais pas particulièrement vite. La voiture devant moi a décidé de tourner sans prévenir. Quand j'ai voulu l'éviter, j'ai frappé une boîte électrique sur le trottoir. Je l'ai frappée de plein fouet. Puis, j'ai perdu la carte. Quand j'ai repris mes sens, j'étais dans un stationnement et des gens tentaient de m'aider. Quelqu'un a appelé le 911, et ils m'ont emporté.

Q: Vous avez tout de suite su que c'était grave?

R: Oh man, ce n'était pas beau à voir. J'ai surtout eu peur pour mes poumons. Comme la cage thoracique était détruite, ils se sont partiellement effondrés. Il y a eu des hémorragies internes. Pendant des semaines, je n'ai pas pu m'allonger pour me reposer. Il fallait que je dorme assis. Des fois, j'ai carrément dormi dans la voiture. Heureusement que j'ai une Mercedes, les sièges sont confortables...

Q: Et maintenant?

R: J'ai encore des douleurs, mais le projet avec Neil Young a grandement contribué à ma guérison. Dès que je suis sorti de l'hôpital, j'ai plongé dans la production de son disque. Il m'a beaucoup encouragé à avancer. Cette collaboration m'a fait oublier mes problèmes. Elle a donné un sens à ma convalescence.

Q: Vous remettez maintenant le projet de Black Dub sur les rails, après avoir repoussé la sortie du disque à l'automne. Quelle place occupe ce projet dans votre discographie?

R: Une place unique, je suppose. C'est la première fois que je travaille sous la bannière d'un groupe (Brian Blade à la batterie, Daryl Johnson à la basse, Trixie Whitley au micro). Et c'est la première fois qu'une femme chante mes chansons. La présence vocale de Trixie (fille de feu Chris Whitley) en a fait un voyage différent. Et puis, c'est un album beaucoup moins folk, beaucoup plus axé sur le rythme, avec des lignes de basse mémorables et pas mal de spontanéité. Certaines chansons ont carrément été enregistrées live, ce que je n'avais jamais fait sauf avec Willie Nelson.

Q: Jusqu'à quel point est-ce un disque de dub?

R: Jusqu'au point où j'ai inventé une nouvelle technique de dub, ce qui m'excite beaucoup actuellement. Difficile à expliquer comme ça, mais disons qu'en gros, cela consiste à extraire des parties de chansons pour les pervertir, les triturer à part, avant de les réinjecter dans le morceau. Je peux, par exemple, baisser un segment vocal de deux octaves avant de le remixer avec la musique. Je ne sais jamais ce que ça va donner. Mais les résultats sont parfois surprenants. Pour moi, c'est une façon de repousser les normes.

Q: Daniel Lanois le producteur s'entend-il bien avec Daniel Lanois le musicien?

R: C'est terrible. Il y a beaucoup de déchirements. Beaucoup de cris! Dans le cas de Black Dub, c'était un peu moins tendu, parce que j'étais en retrait et que je ne chantais pas. C'était plus facile de rester objectif. Mais disons qu'il y avait quand même quelques disputes entre Lanois le folkeux qui raconte des histoires et le Lanois qui devient de plus en plus funk!

Q: Ça fait deux ou trois fois que vous parlez de rythme. Pourtant, le disque de Neil Young, que vous venez de produire, ne possède ni basse ni batterie. Seulement de la guitare...

R: (Rires)... Oui. C'est arrivé comme ça. Neil m'a appelé. On se connaissait un peu, sans plus. Il m'a dit qu'il avait besoin d'aide pour son nouveau disque. J'ai dit oui tout de suite. Je ne voulais pas laisser tomber un de nos trésors nationaux! On a commencé avec deux chansons acoustiques et puis, on a pris un virage électrique, sans même penser à ajouter une section rythmique. Là aussi, j'ai appliqué ma technique dub. J'ai travaillé sur chaque accord séparément. De vraies opérations chirurgicales (il mime quelqu'un qui coud). Ça ne paraît pas à la première écoute, mais c'est partout sur le disque. Plus j'en faisais, plus Neil en redemandait.

Q: Vous préparez actuellement un autre projet dub avec le batteur Brian Blade. Entre temps, vous lancez bientôt le livre Soul Mining, A Musical Life. De quoi sera-t-il question?

R: De ma carrière, bien sûr, mais surtout des espoirs, des rêves et de l'improbable ascension d'un jeune Canadien français.

Q: Question cliché pour finir, mais est-ce que votre accident a changé votre rapport au monde, à la musique?

R: C'est autant un cliché de dire qu'après avoir frôlé la mort, on aime encore plus la vie... Mais oui. Je veux vivre plus que jamais. Jouer chaque note comme si c'était la dernière. Travailler et m'entourer des gens que j'aime. Et produire plus que jamais. Certains décident de tout lâcher après avoir failli mourir. Mais moi, je pense sincèrement que le travail permet de régler beaucoup de choses...