Il a connu les nuits chaudes de Port-au-Prince. Joué devant mille personnes à New York. Enregistré une bonne demi-douzaine de disques et connu pas mal de succès comme chanteur de pomme et homme à femmes.

Les Haïtiens d'une certaine génération le connaissent. Mais au Québec, il est presque inconnu, et ce, même s'il vit à Montréal depuis le milieu des années 80. Il aura fallu son autobiographie (L'aveugle aux mille visages), publiée récemment chez Mémoire d'encrier, pour que le nom de Joe Jack se rende jusqu'à nos petites oreilles blanches.

À bientôt 74 ans, l'ancien musicien avait envie de raconter sa vie. Non pas sa vie de chanteur de charme, qu'il considère comme secondaire, mais sa vie d'aveugle, qu'il vit depuis la naissance. «J'avais le désir d'expliquer mon parcours, dit l'ancien crooner, rencontré dans son modeste appartement de Montréal-Nord. J'avais un désir d'être missionnaire. Je voulais montrer que les non-voyants ont les mêmes capacités que tout le monde. Que nous sommes des êtres à part entière.»

Joe Jack a manifestement souffert de sa différence. Figé dans son divan, regard pointé vers l'avant, la main droite peu mobile (cadeau d'un AVC qui l'a terrassé en 2004), il évoque sa jeunesse difficile aux Gonaïves, à une époque où les aveugles étaient systématiquement rejetés, parfois même par leur propre famille.

«Être handicapé visuel, ce n'est pas de la petite bière, explique-t-il. Surtout quand on vient d'un pays sous-développé. En Haïti, on nous considère comme des extraterrestres. Moi, on ne m'invitait nulle part. Dans les pique-niques, je ne servais à rien. Comme je ne pouvais pas avoir les mêmes distractions que les jeunes de mon âge, je restais souvent seul à ne rien faire.»

C'est pour briser l'isolement et «faire sa place au soleil», dit-il, qu'il a choisi la voie musicale. Très vite, le jeune homme s'est rendu compte que son accordéon et sa voix de miel lui permettraient «d'établir des ponts avec les autres», mais aussi de séduire les femmes, une de ses grandes obsessions. Pas étonnant qu'il ait opté pour la chanson de charme, un style tout en douceur qu'il cultivera toute sa carrière.

Le sommet, la clandestinité

Dans les années 70, Joe Jack avait la cote. Avec l'assouplissement de la dictature, la scène musicale de Port-au-Prince vibrait fort. Les contrats abondaient pour le crooner-accordéoniste, qui se produisait régulièrement dans les hôtels et les boîtes huppées de la capitale.

L'ex-musicien n'hésite pas à dire que ce furent là les plus belles années de sa vie. Une période faste, qui culminera avec un spectacle donné devant 1500 personnes au Coconut Grove de New York, où il prendra conscience de sa popularité à l'extérieur d'Haïti.

Cette percée nord-américaine le mène inévitablement à Montréal, où la communauté haïtienne est nombreuse. Mais sa visite, qui devait être temporaire, durera plus longtemps que prévu...

De 1984 à 1992, l'histoire de Joe Jack devient celle d'un immigrant clandestin. De coups foireux en manque d'argent, de malchances en dépression, le musicien étire son séjour dans l'ombre. Sans instruments (il s'est tout fait voler) et sans permis de travail, il cesse de se produire, sinon que dans des soirées privées pas toujours bien payées.

«Pour moi, c'est un peu là que ça s'est arrêté», dit-il.

Ce n'est pas faute d'avoir tenté un retour. Mais en 1992, devenu résident permanent, Joe Jack sent bien qu'il n'est plus dans le coup. «Les clubs fermaient. Les histoires de gangs commençaient, alors les gens ne sortaient plus. J'avais l'impression d'être passé de mode.»

Les années qui suivent, c'est surtout devant son ordinateur qu'il les passera. Habitué depuis son tout jeune âge à la dactylo, le musicien n'a pas de peine à se retrouver face à ce nouveau genre de clavier. C'est d'ailleurs ainsi qu'il a écrit son livre, devinant chaque frappe comme s'il s'agissait d'une note.

Et aujourd'hui? «Je ne fais que me cultiver», raconte ce grand amateur de science et d'électronique, qui partage sa vie depuis 25 ans avec une Québécoise «de souche». Guéri de ses angoisses et de sa tendance dépressive («je l'ai fait seul, sans pilules»), il a définitivement tourné le dos à sa carrière musicale. Ce qui ne l'empêche pas de tâter de son nouveau synthétiseur, un monstre numérique extrêmement complexe qu'il est parvenu à maîtriser, en dépit de sa cécité et de sa paralysie partielle.

«Je n'ai plus l'usage de ma main droite comme avant. Mais je peux jouer encore. Je suis devenu spécialiste du séquençage. Je préprogramme mes chansons en entrant les notes une par une. Ça ne veut pas dire que je veux faire un retour. Pas à mon âge. Avant, je pouvais passer mes nuits à jouer. Mais là, je me fatigue vite...»