Le musicien, compositeur, arrangeur et chef d'orchestre Lynn Taitt est décédé mercredi dernier à Montréal, sa ville d'adoption depuis plus d'une trentaine d'années. Il s'était installé ici en banlieue après avoir révolutionné le cours de la pop jamaïcaine. Le légendaire musicien avait 75 ans. Il laisse dans le deuil son épouse et ses deux fils. Ses cendres seront transportées à Trinidad, son pays d'origine.

Au courant des années 60, son talent et son oeuvre prolifique ont fait de lui la pierre angulaire du courant rocksteady et l'un des principaux architectes du reggae. Sa contribution à la musique jamaïcaine est phénoménale, en premier lieu grâce à son style de jeu. Le son de guitare rythmé, chaloupé et mélodique qu'il a introduit a donné naissance au rocksteady, vers 1965 et 1966, un genre considéré comme le chaînon manquant entre le ska et le reggae.«C'est à mon avis le plus important musicien en Jamaïque... même s'il est originaire de Trinidad», considère Richard Lafrance, spécialiste de musique jamaïcaine et animateur de l'émission reggae basses fréquences, sur CIBL FM.

«Ses origines trinidadiennes ne sont d'ailleurs pas étrangères à sa manière de jouer la guitare, précise-t-il. Son jeu, son style de picking de guitare, il l'a développé grâce au steel pan.» Il s'agit de l'instrument emblématique de Trinidad et Tobago, que Nerlynn «Lynn» Taitt maîtrisait avant même d'apprendre la guitare.

«Avant de visiter la Jamaïque pour la première fois, Lynn Taitt avait été sacré «champion du steel pan» en 1962. Son jeu de guitare, percussif, simple et subtil, lui vient du steel pan et de la musique calypso», précise Moss Raxlen, cocréateur du documentaire Rocksteady: The Roots of Reggae, présenté à Montréal l'été dernier. Ce film, qui devait, au départ, documenter les retrouvailles en Jamaïque entre Taitt et ses anciens confrères, a servi d'inspiration à l'un des grands concerts du dernier Festival de jazz pour lequel Taitt avait écrit les arrangements.

En tant que chef d'orchestre et arrangeur, Lynn Taitt a joué sur tant d'enregistrements de l'époque que lui-même avait cessé de les compter - on parle de plusieurs milliers de chansons! «Quatre chansons peuvent prétendre au titre du premier enregistrement rocksteady, explique Raxlen. Ces quatre-là ont toutes un point commun: la guitare de Lynn Taitt!»

Reconnaissable entre toutes, on peut entendre cette guitare sur les succès des plus grands chanteurs de l'ère rocksteady: Derrick Morgan, Alton Ellis, Hopetown Lewis, etc., enregistrés avec les Duke Reid, Coxsone Dodd ou Joe Gibbs, pour ne nommer que les plus importants producteurs et réalisateurs. Plus tard, Taitt a aussi contribué au succès de Johnny Nash (Hold Me Tight, 1968).

«En studio, il pouvait être un homme intimidant, dit Raxlen. On l'appelait «Mister Taitt», rappelle Lorraine Muller des Handclaps, pilier de la scène ska montréalaise. Elle a travaillé avec Mister Taitt à plusieurs reprises au cours des 10 dernières années.

«Il était très exigeant, envers lui-même et les autres, mais c'était un monsieur très généreux, de sa personne et de ses connaissances. Un homme de peu de mots, qui savait ce qu'il voulait», dit-elle.

Muller et son groupe, The Kingpins, ont enregistré avec Taitt en 1998. En 2006, son groupe-hommage au rocksteady, The Fabulous LoLo, a invité le pionnier lors de son concert au Festival de jazz. Et quelques années plus tôt, Taitt avait réactivé son groupe Lynn Taitt & The Jets (son autre grand orchestre se nommait The Comets), pour un concert exclusif au même festival.

En 1968, Lynn Taitt avait émigré à Toronto en compagnie d'autres grands musiciens de la Jamaïque, Jackie Mittoo et Alton Ellis, entre autres. Actif en studio et sur les scènes, c'est en tournée qu'il tombe amoureux de Montréal (et avec une Québécoise, devenue son épouse). De nature discrète, le musicien travaillait à ses propres projets musicaux et collaborait avec les confrères.

Sa dernière apparition publique remonte à juillet dernier, lors du Festival de jazz; déjà très affaibli par le cancer qu'il combattait, Taitt a reçu l'ovation du public lorsqu'il est monté sur scène, à la toute fin du grand concert Rocksteady: The Roots of Reggae.

«Même lorsque le rocksteady et le reggae ont été redécouverts par les nouvelles générations, dans les années 1990 et 2000, Lynn Taitt n'a jamais vraiment eu conscience de l'importance qu'il avait eue, estime Moss Raxlen. C'est malheureux qu'il nous ait quittés sans avoir obtenu la reconnaissance qu'il méritait.»