Le troisième festival de l'île de Wight, en août 1970, a été un brutal retour sur terre un an après l'utopie de Woodstock. La grand-messe de l'amour et de la paix avait glissé sur le terrain de la manifestation politique à saveur anarchiste. Regroupés sur Devastation Hill, qui surplombait le terrain du festival anglais, les contestataires n'allaient pas tarder à démolir et brûler les clôtures qui les isolaient de l'événement. La musique appartenait à tout le monde, et il n'était pas question de payer pour se l'approprier.

C'est dans cette ambiance survoltée que Leonard Cohen s'est amené sur scène avec ses musiciens, affectueusement baptisés The Army, qui avaient été rassemblés par le réalisateur et claviériste Bob Johnston et parmi lesquels se trouvait Charlie Daniels, devenu par la suite une vedette du country américain. Avec sa guitare acoustique, trois chanteuses et des musiciens discrets, Cohen succédait à Jimi Hendrix qui s'était produit pendant qu'un incendie menaçait de détruire la scène.

 

Il était presque 4h du matin quand les organisateurs ont tiré Cohen de son sommeil pour lui dire qu'on l'attendait sur scène. Le poète a mis du temps avant d'enfiler sa veste safari et son jean et de quitter sa roulotte pour se diriger vers la scène. Il savait sans doute que Kris Kristofferson et Joni Mitchell avaient été chahutés par ce demi-million de spectateurs turbulents, qui leur préféraient sans doute The Who, Jethro Tull, Emerson, Lake and Palmer, dont c'était le tout premier concert, ou encore Hendrix qui allait mourir moins de trois semaines plus tard.

Dans ce DVD du concert de Cohen, on voit sur scène Kristofferson, qui craint presque pour sa vie. Aujourd'hui, il s'étonne encore de l'accueil poli et respectueux auquel Cohen a eu droit et qu'il met sur le compte de l'honnêteté de l'artiste montréalais. On peut aussi penser qu'à cette heure indue, les plus dissipés des spectateurs s'étaient assoupis ou qu'ils étaient aussi givrés que Cohen et sa bande.

Peu importe, le résultat est impressionnant. Cohen fixe les spectateurs de son regard pénétrant, leur demande d'allumer une allumette, leur parle avec son élégance habituelle et finit de les hypnotiser avec les chansons immortelles de ses deux premiers disques, auxquelles il en ajoute trois qui paraîtront sur son fabuleux album Songs of Love and Hate l'année suivante (Famous Blue Raincoat, Sing Another Song, Boys et Diamonds in the Mine). Le public, métamorphosé, applaudit chacune des intros des chansons et plus la nuit avance, plus sa réaction est enthousiaste, tant et si bien que vers 5h, il ne veut plus laisser partir l'artiste.

Pour celui qui n'a pas eu la chance de voir Cohen chanter à ses débuts, ce document est un véritable cadeau. Une occasion rare d'apprécier son jeu si particulier à la guitare qui illumine The Stranger Song et The Partisan. Et de constater, comme le fait Judy Collins sur le DVD, que malgré le dépouillement apparent de sa musique, Cohen est depuis longtemps passé maître dans l'art d'envoûter une foule.

La question à 100$ maintenant: pourquoi ce document essentiel paraît-il si longtemps après l'événement? Pour une raison obscure, les images du cinéaste Murray Lerner n'ont été retrouvées que dans les années 90 et on en a d'abord tiré le DVD Message of Love - The Isle of Wight Festival consacré à l'ensemble de la manifestation. Par la suite sont parus des DVD des performances individuelles de certains artistes (Hendrix, Jethro Tull, Miles Davis...). Au tour de Leonard Cohen.

Bonne nouvelle: les rares chansons du concert de Cohen dont on ne possède pas d'images témoins se retrouvent sur le CD qui accompagne le DVD.

LEONARD COHEN LIVE AT THE ISLE OF WIGHT 1970, Sony Legacy.

En magasin mardi.

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