À Woodstock, la musique n'était peut-être qu'un bon prétexte pour faire la fête. Pourtant, nul ne peut nier l'impact qu'a eu ce festival plus grand que nature sur le paysage musical des années 70. La grand-messe hippie de l'été 1969 aura été, presque par accident, le révélateur, sinon le déclencheur d'une révolution musicale.

À une époque où les innombrables festivals de musique sont structurés, organisés et comptabilisés jusqu'au dernier sou, n'est-il pas drôle que le plus grand d'entre tous ait été tout le contraire?

 

Un mois avant la tenue du festival de Woodstock, les organisateurs couraient encore après leurs têtes d'affiche. À la dernière minute, le Jeff Beck Group, un des gros morceaux de la programmation du dimanche, s'est désisté pour cause de séparation. Une fois sur place, les Who, qui ne roulaient pas encore sur l'or, ont exigé d'être payés comptant avant de monter sur scène et il a fallu réveiller un directeur de banque au beau milieu de la nuit pour qu'ils daignent jouer des extraits de leur opéra rock Tommy à la multitude.

Certains artistes ont dû meubler le temps pendant que d'autres vedettes étaient coincées dans des embouteillages monstres. John Sebastian, qui était sur place à titre de spectateur, s'est retrouvé sur scène. Richie Havens a dû faire rappel sur rappel alors qu'il n'avait plus de chansons dans ses bagages: ça a donné une Freedom improvisée qui en a fait une vedette instantanée. Pour les mêmes raisons, Country Joe McDonald est monté sur scène sans son groupe The Fish et c'est armé d'une guitare acoustique empruntée qu'il a chanté la décapante I-Feel-Like-I'm-Fixin'-To-Die Rag, un des grands moments du festival.

À Woodstock, rien ne s'est déroulé tout à fait comme prévu. Et ce fut fort bien ainsi. En lieu et place d'un festival réunissant des superstars, les centaines de milliers de spectateurs ont eu droit à une affiche hétéroclite où les vedettes établies (Hendrix, Janis, The Who) côtoyaient les quasi inconnus (Santana, Joe Cocker, Ten Years After et autres Sha Na Na).

À sa façon, Woodstock préfigurait l'éclatement de la musique à l'aube des années 70. Les années 60 avaient appartenu aux Beatles, aux Stones et à Dylan. Désormais, l'allégeance des amateurs de musique, leur loyauté, irait non seulement à un artiste, mais souvent à un genre musical. Il y avait à Woodstock des interprètes de chansons «à message» (Joan Baez, Melanie), des groupes à la musique ambitieuse (The Who), des rockeurs plus musclés (Mountain), des porte-étendards modernes de la tradition blues (Canned Heat, Johnny Winter), des chefs de tribus friands de dope et de long jams (Grateful Dead), des rockeurs conscientisés (Jefferson Airplane), des groupes qui flirtaient avec le jazz (Paul Butterfield Blues Band, Blood Sweat and Tears), un chanteur de covers dégourdi qui réinventait un classique des Beatles (Joe Cocker), un groupe qui annonçait le mariage du rock avec la musique du monde (Santana) et un autre, le mélange des genres, des races et des sexes (Sly and the Family Stone), sans oublier l'un des premiers supergroupes de l'histoire dont c'était seulement le deuxième concert (Crosby, Stills, Nash and Young).

Telle était la volonté du jeune producteur de Woodstock, Michael Lang. Il espérait les Beatles, Dylan, les Doors et le cowboy Roy Rogers (!), mais voulait surtout une affiche diversifiée pour rendre compte de l'ouverture d'esprit de la génération du Verseau dont ç'allait être la fête.

Ce nouveau star-système auquel Woodstock a servi de rampe de lancement, allait aussi transformer le monde du spectacle. Appuyées par une radio rock FM en pleine ébullition, les nouvelles vedettes du rock envahiraient désormais le Forum et autres stades jusque-là réservés aux sportifs.

Woodstock n'a peut-être pas changé le monde, mais dans l'histoire du rock en tout cas, on peut parler de l'avant et l'après Woodstock.