Ornette Coleman, saxophoniste, trompettiste, violoniste, compositeur visionnaire, a été un pionnier de l'improvisation libre et de concepts musicaux autrefois jugés abscons. La singularité de son expression est désormais admise, reconnue et célébrée. Demain, il recevra le prix Miles-Davis, le plus prestigieux décerné par le Festival international de jazz de Montréal.

Ornette Coleman n'est pas l'interlocuteur radical que plusieurs imaginent encore en 2009, un demi-siècle après qu'on l'eut associé à l'expression free jazz. Ornette n'en demeure pas moins libre jusqu'au bout des ongles.

Originaire du Texas, l'homme a suivi sa voie. Paisiblement, sans défoncer les portes. Jeune musicien de be-bop et de r&b, il s'était rapidement détaché des concepts harmoniques de ces genres en vogue à l'époque de son émergence. Plusieurs de ses contemporains, d'ailleurs, désapprouvaient l'étrangeté de ses idées mélodiques et harmoniques, qu'ils associaient souvent à de l'incompétence plutôt qu'à de la vision.

«Je crois que l'idée est la forme la plus libre de l'exécution musicale», a-t-il préconisé dès ses débuts en tant que leader. Cinquante ans plus tard, le débat se poursuit toujours sur la pertinence de sa musique... qui trouve désormais plus de supporteurs que de détracteurs dans la communauté jazzistique. Depuis les années 80, en fait, le vent a définitivement tourné, notamment lorsque Pat Metheny a enregistré Song X avec celui qu'il considérait parmi ses mentors.

Au téléphone, la voix de l'homme est calme. Elle a la douceur et la grâce des humains qui ont atteint l'âge vénérable de 79 ans. Difficile, cependant, de garder les pieds au sol avec notre interviewé; il répond invariablement par des concepts abstraits... ce qui n'est pas sans rappeler l'ensemble de son oeuvre!

«L'idée de la musique, soutient-il, repose sur l'expression personnelle et comment elle se traduit avec les notes. Un son n'a pas de but particulier en soi, sauf pour les êtres humains: celui d'exprimer l'émotion. La mélodie induit l'idée de la tonalité, et la tonalité se fonde sur l'émotion humaine.»

D'une manière particulière, pour employer un euphémisme, Ornette Coleman a ébauché sa propre théorie musicale qu'il a nommée «harmolodique». Ce concept accorde une importance égale à la mélodie, à l'harmonie, au rythme et au tempo dans la résultante musicale. Les mélodies et harmonies préconisées par ce système sont d'une totale ouverture, et se trouvent régulièrement hors des systèmes harmoniques jugés «normaux» dans le jazz moderne ou dans la musique occidentale.

«L'idée qui mène à créer une mélodie et la tonalité dans laquelle elle se déploie se fondent sur une émotion, précise le musicien. L'inspiration de la musique vient de cette émotion, le système qui l'exprime provient de notre connaissance. Ainsi, la qualité d'une idée musicale provient de l'aptitude à transposer cette idée dans une forme artistique qui en conserve la valeur émotive initiale, bien au-delà des considérations techniques.»

«La connaissance et l'émotion combinées, ajoute-t-il, excluent la compétitivité et mènent l'humain à vraiment évoluer et recréer l'harmonie. La musique n'y échappe pas. Donner et recevoir font aussi partie de la démarche artistique, il faut comprendre qu'on en arrive à un point où les deux gestes se confondent. Ce que j'ai fait musicalement au cours de mon existence a toujours été la visualisation sonore de ces liens», explique-t-il en toute humilité.

D'aucuns trouveront ironique l'attribution du prix Miles-Davis à Ornette Coleman. C'est que Miles ne blairait pas du tout la musique d'Ornette, il y voyait même une dérive artistique du jazz moderne des années 50, pour ne pas dire une déviance. Miles associait même la bizarrerie des sons colemaniens à des perturbations intérieures. «The man is all screwed up inside», avait-il déclaré publiquement aux premiers jours du free jazz. La citation a fait plusieurs fois le tour de la planète.

Ornette Coleman, lui, n'a que faire de ces considérations et accepte le prix Miles-Davis avec plaisir.

«Je n'ai aucun problème avec le nom de ce prix. Si on estime que je le mérite, je ne m'y opposerai vraiment pas. L'art, en fait, n'a rien à voir avec quelques supériorité ou infériorité. Chacun a le droit d'exprimer ses propres qualités à travers différents systèmes, ce qui ne les rend pas plus importants ou moins importants que les autres.»

Aux antipodes de la confrontation, Ornette Coleman dit ne pas avoir de musiciens, de concepts, de genres ou d'instruments préférés. Il mène sa barque sans prétendre à la supériorité de son approche. Il reste vague lorsqu'on l'interroge sur ses détracteurs, mais on devine qu'il n'a pas trop souffert des critiques incendiaires à son endroit.

«Chaque personne, allègue-t-il, peut exprimer sa propre notion de l'art, fondée sur sa propre connaissance. C'est pourquoi j'ai toujours évité de me mettre dans une humeur antagoniste ou revancharde face à ceux qui n'aiment pas ma musique. J'ai hérité de cette attitude de ma mère, qui m'a incité à rester calme et serein devant l'adversité.»

Radical? Nenni. Vindicatif? Nenni. Libre? Absolument.

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Ornette Coleman se produit jeudi, à 21 h 30, au Théâtre Maisonneuve. L'accompagnent les bassistes Tony Falanga et Al MacDowell, le batteur Denardo Coleman, fils d'Ornette.