Visionnaire, leader esthétique, fin dépisteur de talents exceptionnels, grand trompettiste, artiste d'un indiscutable raffinement, Miles Davis a accompli ce que peu de musiciens ont accompli. Sa vie durant, il n'a cessé de changer le cours du jazz.

Dès 1949, Miles Davis créait Birth of the Cool, un disque qui jetait un autre éclairage sur un jazz moderne encore naissant à l'époque.

 

Ce qui s'ensuivit est tout simplement fabuleux. Fameux quintette au milieu des années 50 (John Coltrane, Red Garland, Philly Joe Jones, Paul Chambers), plongeon dans le jazz modal avec les albums Milestones et Kind of Blue (Paul Chambers, Jimmy Cobb, Wynton Kelly ou Bill Evans, sans compter le souffleur Cannonball Adderley), expériences pour grand orchestre avec Gil Evans (Sketches of Spain, Miles Ahead...), quintette magistral dans les années 60 (Herbie Hancock, Wayne Shorter, Ron Carter, Tony Williams), fondements du jazz électrique à la fin des sixties avec Bitches Brew, In A Silent Way, puis le funk des sessions On the Corner, et enfin la dernière séquence des années 80 (Mike Stern, Darryl Jones, Marcus Miller, John Scofield, Al Foster, etc.) à laquelle ont eu droit les festivaliers montréalais.

Ce qui justifie amplement les évocations récurrentes de tous ces Miles Davis. Bien évidemment, le 30e Festival international de jazz n'y fait pas exception. S'ajoutent à ces évocations Miles From India, relecture composite de son oeuvre avec la musique classique indienne, ainsi que la commémoration sur scène du cinquantenaire de l'album Kind of Blue, un incontournable comme on le sait.

La musique classique indienne à travers Miles

«Avec le jazz moderne, la musique classique indienne a toujours été compatible», pense Yusuf Gandhi, producteur et directeur artistique à l'origine du projet Miles From India, un CD double lancé en 2008 et dont la matière est présentée ce soir au FIJM.

«La musique indienne est compatible parce qu'elle est modale (comportant des gammes aux intervalles différents de ceux de la musique classique européenne) et parce qu'elle est improvisée. Les jazzmen ayant voyagé en Inde ont pour la plupart été fascinés par la musique qui se joue là-bas. Dès les années 50 et 60, le jazz lorgnait ces ragas traditionnels, ces rythmes complexes, ces manières différentes de chanter, bref cette contribution colossale de l'Inde au patrimoine musical planétaire», explique Yusuf Gandhi.

Et du côté indien? Le producteur estime que la modernisation accélérée de ce grand pays a eu un impact considérable sur les musiciens qui y vivent.

«C'est plus ouvert que ça ne l'était. Les Indiens n'avaient pas accès aux médias, ils étaient peu exposés aux musiques étrangères. Avec l'internet, les musiciens indiens font l'expérience de nouveaux moyens et absorbent de nouvelles influences. C'est beaucoup plus transculturel que ça ne l'était.»

Fusion des deux cultures

En 1983, Yusuf Gandhi vivait encore en Inde, il avait aidé le festival de jazz de Berlin à y coordonner la venue de ses compatriotes musiciens. Depuis lors, il s'est installé à New York... et l'idée d'enregistrer cette fusion des deux cultures lui est resté en tête.

«Depuis longtemps, je chérissais un tel projet. J'avais souvent travaillé avec le réalisateur Bob Belden (aussi arrangeur et musicien), je lui ai alors proposé de vivre cette aventure. Il était alors à retravailler les enregistrements de sessions On the Corner de Miles Davis. Ayant réalisé que Miles avait utilisé sitar et tablas au cours de ces sessions, il m'a suggéré de monter ce projet.»

Ainsi, plus d'une dizaine de classiques de Miles seraient plongés dans la musique indienne, sauf la pièce titre de ce double CD.

«En Inde, j'ai approché le claviériste Louiz Banks afin qu'il recrute de jeunes musiciens représentatifs de la lutherie et du patrimoine indiens. Nous les avons laissés jouer et improviser sur la musique de Miles.

«Puis nous sommes revenus aux États-Unis afin de compléter les enregistrements avec un personnel américain constitué d'authentiques sidemen de Miles Davis. Lorsque, par exemple, Bob Belden a entendu le solo de sarod par Pandit Brij Narain sur In A Silent Way, Bob a été ébloui. Tout de suite, il a téléphoné à Joe Zawinul (le compositeur de la pièce) et lui a fait entendre le résultat. Joe a beaucoup apprécié. C'est dommage qu'il n'ait pu jouer sur ce disque.... Il était déjà atteint d'un cancer, il est décédé peu après.»

Miles From India est présenté ce soir, 21h30, Théâtre Maisonneuve.

50 ans de Kind of Blue

Enregistré en 1959 à la suite des premières expériences modales de l'album Milestone, le célébrissime Kind of Blue s'avère le plus applaudi et le plus vendu de tous les albums du jazz moderne. Aux É.-U. en 2008, on dépassait les quatre millions d'exemplaires.

Afin de commémorer le cinquantenaire de sa sortie, le seul survivant de ces sessions historiques de Kind of Blue a réuni des musiciens capables de recréer sur scène cet album que l'on ne se lasse pas d'écouter.

«C'est l'idée de mon épouse. Cinquante ans pour Kind of Blue, 80 ans pour mon existence», explique Jimmy Cobb. Le batteur à travaillé pour Miles Davis de 1957 à 1963, après quoi il avait quitté le navire afin de travailler en trio avec le contrebassiste Paul Chambers et le pianiste Wynton Kelly.

«À l'époque, nous ne savions aucunement que ce disque deviendrait ce qu'il est devenu. Nous nous étions appliqués à faire un bon disque de Miles. Nous étions heureux du résultat, mais nous ne pouvions en prévoir l'impact. D'autant plus que nous ne pouvions pas vraiment jouer ce matériel (trop éthéré) dans les clubs de nuit. Il nous arrivait cependant de reprendre Freddie Freeloader.»

Vieux collègues

Un demi-siècle plus tard, donc, madame Cobb a un beau flash et convainc son octogénaire de mari de fonder le So What Band.

«Nostalgie? Absolument. J'ai voulu conserver l'esprit originel de cet album», résume le batteur.

Jimmy Cobb a recruté le pianiste Larry Willis, avec qui il avait travaillé dans le groupe de Nat Adderley. «Nous nous connaissons bien, et Larry connaît bien cette musique, il peut jouer dans l'esprit de Wynton Kelly et Bill Evans.»

D'abord sélectionné pour le projet, le contrebassiste Buster Williams éprouve toutefois des problèmes de santé. À Montréal, il sera remplacé par John Webber.»

Le saxophoniste alto Vincent Herring est aussi un collègue de travail de Jimmy Cobb. Il est un grand professionnel. Javon Jackson, lui, est un excellent ténor qui peut jouer dans l'esprit de Coltrane.»

Et qui joue le rôle de Miles? Wallace Roney chapeaute le tout.

«Miles Davis fut son mentor, il lui avait donné une trompette, son amitié et ses conseils, son soutien. C'est exactement ce pourquoi il est là.»

Et c'est aussi pourquoi ce concept risque de faire salle comble, ce soir au théâtre Jean-Duceppe.

«Toutes les générations qui me succèdent trouvent Kind of Blue encore frais, affirme Jimmy Cobb en guise de conclusion. Cet album traverse le temps comme une grande pièce de musique classique.»

Remembering Miles Davis Kind Of Blue est présenté lundi, 20h, au Théâtre Jean Duceppe.