Mon Amérique à moi, celle que j'aime profondément, elle est dans sa musique qui me fait vibrer depuis l'enfance. Une musique populaire, éclectique et rassembleuse qui fait du bien à l'âme et au corps. Et qui, j'en suis plus que jamais convaincu, est un puissant moteur de changement.

Dans la chanson Democracy, Leonard Cohen, Montréalais de naissance, dit de l'Amérique qu'elle est le berceau du meilleur et du pire. Que ce pays possède aussi bien les outils du changement que la soif de spiritualité.

 

Cohen, l'homme et le poète, a une connaissance intime des États-Unis et j'entends dans cette chanson de 1993 la voix d'un artiste fasciné comme tant d'autres par la richesse inépuisable de la musique créée par nos voisins du Sud.

On a peine à imaginer ce que serait la musique au XXIe siècle sans l'apport des artistes américains. Je pense à Elvis, bien sûr, le petit Blanc du Tennessee qui chantait comme un Noir, mais aussi à Sinatra, le chanteur qui a fait école. À Dylan, évidemment, toujours bien vivant celui-là, qui mieux que quiconque a donné à la musique populaire une pertinence, un sérieux, une profondeur que plus personne n'oserait lui contester aujourd'hui. À Miles Davis, le visionnaire, l'explorateur, le rassembleur. À Hank Williams et Woody Guthrie, sans qui les Dylan et Springsteen de ce monde n'existeraient pas. À James Brown, dont l'influence est peut-être la plus perceptible dans le groove des 40 dernières années. Et à Jimi Hendrix, un musicien révolutionnaire, dont la si courte production tient encore la route depuis toutes ces années.

La liste pourrait être longue: le Velvet Underground, Public Enemy, Kurt Cobain...

L'Amérique, passage obligé

Je suis de ceux dont l'adolescence a été marquée par les Beatles, les Stones, les Yardbirds et la cohorte de groupes britanniques qui ont suivi leurs traces. Mais ces créateurs de génie ont connu un passage obligé par l'Amérique pour véritablement conquérir la planète.

Ce n'était pas qu'une question de marché. Ces musiciens allumés venaient aussi chercher une forme de bénédiction au pays dont la musique les avait nourris en premier lieu. Eric Clapton, Peter Green et Keith Richards ont vécu une expérience quasi religieuse en visitant pour la première fois les studios d'enregistrement mythiques où les musiciens noirs qu'ils vénéraient donnaient un coup de pinceau pour arrondir leurs fins de mois. Led Zeppelin a fait fortune en pillant, avec un certain génie il faut le dire, le répertoire de ces pionniers. Lors des retrouvailles de Led Zep à Londres en décembre 2007, Robert Plant a d'ailleurs reconnu l'immense dette qu'ils ont toujours envers les Robert Johnson de ce monde.

En traversant l'Atlantique, ces jeunes prolétaires qui font aujourd'hui partie de l'aristocratie britannique échappaient au rigide système de classes de leur pays et découvraient une terre promise où la musique montrait la voie. Pendant que dans le sud des États-Unis, les Noirs luttaient encore et toujours pour leurs droits fondamentaux, que des émeutes raciales embrasaient Detroit et Los Angeles, que le révérend Martin Luther King était assassiné à Memphis et que les coureurs John Carlos et Tommie Smith levaient un poing ganté de noir sur le podium des Jeux olympiques de Mexico, les vedettes noires de Motown, Atlantic et Stax prenaient leur place dans l'univers musical américain. Les Stevie Wonder, Wilson Pickett, Aretha Franklin, Otis Redding, Supremes et autres Marvin Gaye occupaient les sommets des palmarès. Et Sly Stone prenait d'assaut la radio et la scène avec un groupe électrisant composé de Noirs, de Blancs, d'hommes et de femmes. Plus que jamais, la musique américaine serait un formidable incubateur social où des artistes feraient équipe en dépit de leurs différences, de Run-DMC avec Aerosmith à Willie Nelson avec Wynton Marsalis.

Pendant ce temps en Angleterre, pas plus tard que l'été dernier, Noel Gallagher s'offusquait du fait que Jay-Z soit invité au festival de Glastonbury. Pas de hip-hop dans mon festival de guitare, disait en substance le guitariste du groupe britannique Oasis. Quarante et un ans auparavant, Otis Redding et Ravi Shankar comptaient pourtant parmi les vedettes du premier grand festival rock de l'histoire, Monterey Pop. Aux États-Unis, bien sùr.

Le rêve américain

Il m'est arrivé de trouver certains artistes des États-Unis gnan-gnan quand ils parlent du rêve américain. Suis-je trop cynique? Mettons ça sur le compte de nos différences culturelles et de l'aversion que j'ai envers l'autre rêve américain, cet énorme cliché de la réussite matérielle accessible à tous et qui guérira de tous les maux.

Pourtant, il m'est arrivé tout aussi souvent d'envier aux artistes américains leur idéalisme qui n'est pas toujours fleur bleue. C'est sans doute cette foi inébranlable dans les valeurs d'origine de son pays et de son peuple qui est le moteur de l'oeuvre de mon idole Bruce Springsteen.

Quand le Boss parle de rêve, et Dieu sait qu'il le fait souvent - son prochain album s'intitule Working on a Dream -, il veut dire par là les grands principes auxquels il croit: la liberté, l'égalité, la fraternité, résumeraient les Français. Ça n'empêche pas Springsteen d'avoir les yeux ouverts, au contraire. Je me souviendrai toujours du chanteur qui, manifestement secoué par sa première visite en Afrique lors de la tournée d'Amnistie internationale en 1988, avait parlé de l'apartheid économique qui rongeait son propre pays. De la même façon, pendant le long règne de George W. Bush, Springsteen a souvent condamné les dérives de son administration, autant de trahisons de l'idéal américain auquel il adhère.

Ce rêve qu'évoquent souvent Springsteen et combien d'autres musiciens américains nourrit l'action, appelle le changement. C'est cette soif d'idéal qui leur a fait se serrer les coudes pour former la coalition qui a contribué à porter Barack Obama au pouvoir. Un regroupement de personnalités fortes transcendant les barrières de sexe, de couleur, de culture et de chapelles musicales où se sont retrouvés Springsteen et Jay-Z mais aussi Stevie Wonder, Will.i.am, Pearl Jam, My Morning Jacket, Common, Herbie Hancock et les Beastie Boys. Billy Joel, qui disait pourtant à La Presse en mars dernier qu'il refusait d'afficher ses couleurs politiques, a été emporté par la vague. Bob Dylan lui-même, qui n'avait jamais donné publiquement son appui à un candidat, a soutenu Obama. Le soir même de l'élection présidentielle, le très peu volubile monsieur Dylan a dit à son public de Bloomington, Minnesota: «Je suis né l'année de l'attaque sur Pearl Harbor et j'ai surtout vécu dans la grisaille depuis. On dirait que ça va changer.»

Deux jours avant l'élection, Bruce Springsteen a participé à un rassemblement pro-Obama à Columbus, Ohio. J'ai passé 35 ans à écrire sur l'Amérique et son peuple, a dit le Boss à la foule avant d'ajouter: «J'ai passé la majeure partie de ma vie de musicien à mesurer l'écart entre le rêve américain et la réalité américaine.»

Le Boss parle en connaissance de cause: s'il est un lieu aux États-Unis où le rêve américain se construit, c'est bien la musique.