Louise Forestier était sur le point de fermer boutique quand elle a eu l'idée un peu folle de faire un disque avec son fils, Alexis Dufresne, 37 ans, compositeur, arrangeur et rat de studio. Contre toute attente, le fils s'est prêté au jeu, produisant avec sa mère Éphémère, un disque étonnant, paru à la fin de l'été et qui lui a valu un prix de l'Académie Charles-Cros pour la francophonie. Après le studio, la mère et le fils montent sur scène avec le groupe alternatif El Motor au National les 30 et 31 janvier. Portrait d'une mère pas comme les autres.

D'Outremont à Hochelaga-Maisonneuve, en passant par Westmount, Louise Forestier a vécu aux quatre coins de la ville dans toutes sortes de lieux, de dispositions et de décors. Mais rarement a-t-elle été aussi heureuse et sereine que dans son petit paradis ensoleillé au rez-de-chaussée d'une ancienne école du Plateau convertie en édifice à condos, avenue Laurier. Elle y est arrivée, il y a huit mois, après un séjour de cinq ans dans un loft d'HoMa (Hochelaga-Maisonneuve), où elle croyait pourtant s'être s'installée pour de bon. Mais Louise Forestier n'est pas femme à s'installer quelque part très longtemps. Comme elle le chante si bien dans la première pièce d'Éphémère: «En amour comme en amitié, en public comme en privé. Pas de choker, pas de collier.»

 

La voilà donc revenue en ville, comme elle se plaît à le dire avec humour, sans auto mais avec son piano, un magnifique piano droit Yamaha fait au Japon qui a remplacé le Baby Grand, pièce maîtresse d'une de ses plus poignantes chansons, La saisie, écrite au début d'une cinquantaine des plus houleuses.

«C'est ben simple, à 53 ans, je me suis retrouvée dans la rue, sans argent, sans maison, sans chum et en pleine ménopause», lance-t-elle avec la proverbiale bonne humeur qu'elle tire sans doute de son vrai nom, Louise Belhumeur.

Si la cinquantaine fut pénible pour une chanteuse qui roulait sa bosse sur deux continents et trois décennies, sa souffrance ne fut pas vaine puisqu'elle a donné naissance à une chanson immortelle où, d'une voix chargée d'émotion, l'interprète lance un cri du coeur: «Ne touchez pas à mon piano, c'est tout ce que j'ai à me mettre sur le dos. Ne touchez pas à mon piano, car c'est ma voix, car c'est ma peau.»

La saisie sera la première chanson de son spectacle au National à la fin janvier. Pour l'occasion, elle sera accompagnée par les musiciens d'El Motor sous la direction de son Alexis chéri, le fils qu'elle a eu avec le journaliste Jean V. Dufresne il y a 37 ans. «Je commence avec La saisie, parce que c'est une chanson qui raconte ma vie. C'est comme si je voulais régler ça tout de suite avant de passer à autre chose.»

Relation mère-fils

L'autre chose, c'est cette relation spéciale et pas très conventionnelle avec un fils qu'elle a élevé à moitié non sans une pointe de culpabilité et qu'elle retrouve aujourd'hui grâce à la musique. Compositeur, arrangeur et réalisateur de disques depuis l'âge de 17 ans, Alexis Dufresne a fait partie du groupe Sky avec Antoine Sicotte (le fils du comédien Gilbert Sicotte) avant d'abandonner la lumière des réflecteurs pour l'ombre des studios et des consoles de son. Après un séjour de cinq ans dans les studios d'enregistrement de Los Angeles, Alexis est revenu à Montréal. Il a réalisé les CD de Daniel Lavoie, de Steve Hill puis d'El Motor.

«L'année dernière, l'idée de fermer la shop et de tirer un trait sur ma carrière de chanteuse me trottait dans la tête, raconte Louise, enveloppée dans un châle rouge assorti à une paire de boucles d'oreilles en forme de téléphone, rouge aussi. Mais avant de prendre une décision, poursuit-elle, j'ai fait l'exercice de me demander s'il y avait un projet qui me tentait et qui m'excitait. Il n'y en avait qu'un: faire un disque avec Alexis. Il se sentait prêt à le faire et il a dit oui. Ce qui est curieux, c'est que moi, je n'aurais jamais travaillé avec mon père qui chantait et jouait du violon. J'aurais trouvé ça trop dur, mais j'ai l'impression qu'Alexis et moi, le travail, c'est notre façon de communiquer. Faire de la musique avec son fils, quand ça marche, c'est hallucinant comme c'est plaisant. Cela dit, je ne partirais pas en voyage avec lui. Mon fils, c'est mon fils. Je l'aime, mais il m'énerve autant que je m'énerve moi-même. Mais dès qu'il s'agit de musique, il a une oreille supersonique. En studio, c'est un vrai directeur, critique, mais toujours très constructif.»

Même si c'est la fierté maternelle qui l'anime lorsqu'elle parle de son fils, Louise Forestier n'exagère pas son talent de réalisateur. Pour Éphémère, le réalisateur est allé chercher l'essence même de la chanteuse, la libérant de ses tics et de ses scories, pour ne garder que le meilleur de sa voix pure et cristalline. Ce travail d'épuration, Forestier affirme qu'elle aura été incapable de le faire elle-même. Elle raconte à cet effet qu'en préparant le spectacle du National, Alexis lui a demandé une fois de plus de couper. Mais cette fois, il s'agissait d'un couplet de La saisie. Sur le coup, la chanteuse a mal réagi, reprochant à son fils de ne penser qu'à sa musique.

«Puis j'ai raccroché le téléphone, j'ai regardé le couplet en question et j'ai rappelé Alexis pour lui dire qu'il avait raison. La chanson avait encore plus de force de frappe sans ce couplet. On a l'air de s'engueuler comme ça, mais en réalité, on discute avec passion.»

Pas de regrets, pas de mémoire

Au moment de faire le disque qu'elle a financé en partie avec les profits de la vente de son loft d'HoMa, Forestier dit que, pour la première fois de sa vie, elle avait zéro attente. Elle a suivi son instinct sans rien planifier ni prévoir, et sans même penser que cela pourrait mener à un spectacle ni à un prix de l'Académie Charles-Cros. «J'ai tiré la charrue pendant trop longtemps sans que cela donne de grands résultats. Cette fois, j'avais juste envie de laisser les choses aller et de voir où elles me mèneraient sans nourrir aucun espoir. Il n'y a pas beaucoup d'avantages à vieillir, sauf pour la maturité et la sérénité qui s'installent et nous aident à relativiser les choses et à moins souffrir.»

La chanteuse concède qu'elle a connu sa part de souffrances, de fragilités et de frustrations tout au long de sa vie. Mais contrairement à ce qu'on pourrait penser, cela n'avait pas tellement à voir avec son métier ni avec une carrière qui, selon certains, n'est pas celle que Louise Forestier méritait.

«Je ne vois pas ce que le mérite vient faire là-dedans. J'ai eu la carrière que je voulais avoir. Je n'ai peut-être pas vendu des millions de disques, mais j'ai eu du temps. Cela m'a permis de vivre des trips, de me payer une analyse qui a duré neuf ans et de me rénover en quelque sorte. Disons que je suis née de seconde main avec des défauts de fabrication dont j'ai dû m'occuper. C'est correct comme ça. Je n'ai pas de regrets»

Pas de regrets, pas de mémoire, rien que de l'imaginaire. C'est ainsi que Forestier se définit dans la chanson-titre Éphémère, qu'elle qualifie d'autoportrait.

«J'ai tellement vécu dans l'émotion du moment, qu'il ne me reste plus de mémoire. Les noms, les dates, les décors, tout cela a disparu au profit de l'émotion. Aujourd'hui, j'apprends à vivre autrement et à modérer mes transports. Les tripes sur la table tout le temps, ça va faire.»

Née un an avant Diane Dufresne, Forestier a néanmoins commencé dans le métier en 1965, la même année que la diva. Pourtant, leurs carrières sont à des années-lumière l'une de l'autre. Pourquoi, selon elle?

«Parce que Diane est une star et moi, une artiste. Quand elle peint, Diane exprime son côté artistique, mais autrement, c'est une star. Elle s'est créé, avec ses plumes, ses armures, ses flèches, un double de toutes pièces. Moi, quand je chante, je suis toute nue. Il n'y a pas de distance ni de différence entre moi et la chanteuse. Diane est multiple alors que moi j'ai toujours voulu n'être qu'une.»

Une comme dans unique, entière, seule de sa gang. À 65 ans, à l'âge officiel de la retraite, Louise Forestier rue une fois de plus dans les brancards et «secoue la poussière de tous les règlements» pour monter sur scène avec une gang de jeunes rockers alternatifs et casser la baraque. Louise Forestier n'a peut-être pas eu la carrière qu'elle méritait selon certains, mais elle a eu du fun. Et elle en a encore. Elle ne demande rien de plus.