Me voilà dans un studio de Radio-Classique à Paris. Face à un jeune homme aimable et souriant, né dans une ville de la province chinoise il y a un quart de siècle, résidant américain depuis l'âge de 14 ans. C'est la nouvelle étoile internationale du piano classique. Qui fera l'ouverture officielle des Jeux olympiques, le 8 août prochain à Pékin: un programme solo de huit minutes sur lequel il garde le secret.

Lang Lang, né en 1982, cinq ans après la fin de la terrible Révolution culturelle de Mao. Un sujet qui n'est plus tabou dans la Chine «communiste-libérale» d'aujourd'hui, mais qui reste politiquement délicat. Et qu'il aborde - avec une subtilité toute chinoise - dès les premières pages du Piano absolu, l'autobiographie qui sort ces jours-ci en français: «En Chine, me dit-il avec un large sourire, on peut fort bien critiquer ce qui se passe, à condition que ce ne soit pas in a dirty way». Surtout pas de grossièreté. Lang Lang raconte comment sa famille fut brisée par la Révolution culturelle: un grand-père traîné dans les rues avec un bonnet d'âne et une pancarte au cou, un autre emprisonné, sa mère alors adolescente envoyée 10 ans à la campagne pour soigner ses origines «bourgeoises». La routine en somme. Son père, qui rêvait d'une grande carrière musicale, finit policier et reporta ses rêves sur ce fils surdoué, dont il devint l'entraîneur (tyrannique) et le premier impresario: «Il se prenait pour le père de Mozart», plaisante aujourd'hui le jeune virtuose.

Lang Lang est mis au piano dès l'âge de 5 ans, à raison de sept heures par jour. Quand il a 7 ans, son père quitte son emploi pour se consacrer à son fils: tous deux s'installent à Pékin dans une pièce lugubre et la mère fait vivre tout le monde avec son petit salaire. À 9 ans, sur 4000 candidats au Conservatoire de Pékin, il se classe premier. À 12, il remporte en Allemagne le premier prix au concours international de jeunes pianistes (moins de 18 ans). L'année suivante, il triomphe au prestigieux concours Tchaïkovski du Japon.

Ce qui lui ouvre les portes de la célébrissime école Curtis de Philadelphie, où on installe le boursier dans un bel appartement avec Steinway. Avant de quitter la Chine, il aura joué devant le président chinois à 14 ans. Et, à 17, c'est le grand déclic: sa participation au festival de Ravinia, résidence d'été du Chicago Symphonic, tourne au triomphe.

Première classe

«À l'âge de 7 ans, me dit-il, mon père m'avait convaincu de mon génie: je devais devenir numéro un partout et à tout prix. C'était idiot, bien sûr, il n'y a pas de numéro un dans ce domaine. Disons simplement qu'après Ravinia, avec le contrat d'exclusivité chez Deutsche Grammophon et les tournées internationales, j'ai accédé à la première classe. C'est déjà pas mal.»

Aujourd'hui, le voilà installé dans un appartement de New York, pas loin de la 57e. Ses cachets lui permettent à son tour de faire vivre son père, installé aux États-Unis, et sa mère qui, au moment de l'interview, «est en train de faire du shopping à Paris».

«Un conte de fées? Je n'ai jamais eu cette impression, dit-il simplement. À 7 ans, j'étais déjà une vedette dans ma ville natale de Shenyang (7 millions d'habitants!): j'avais gagné mon premier concours à l'âge de 5 ans, donné un récital, j'étais un prodige, je ne doutais de rien!»

Ce qui n'empêche pas la lucidité: «J'ai eu une enfance tout à fait anormale. Ou plutôt: pas d'enfance. Certains enfants sont des surdoués des échecs. Moi j'étais dans la musique, dans Beethoven et Mozart, d'instinct, avant bien sûr de tout comprendre. Il y a eu une part de chance: des jeunes prodiges de la musique, plus de 80 % ne passent jamais à la carrière adulte. Ils plafonnent à l'adolescence, ou craquent, ou simplement se désintéressent du piano. Chez certains les doigts cessent de se développer!»

Voilà qu'il ouvre les J.O. de Pékin, devant les dignitaires du monde entier. Et de la Chine. Difficile pour lui, aux États-Unis ou en Europe, de ne pas se faire interroger à tout bout de champ sur les questions délicates: la démocratie en Chine, la répression au Tibet.

Lang Lang, qui se dit «heureux de ses racines chinoises, de ses valeurs et de sa culture», mais n'envisage pas de vivre ailleurs qu'aux États-Unis - «où tout est possible» - ne se laisse pas entraîner sur des terrains où il n'a pas envie d'aller. Ses opinions sont sans équivoque sur la Révolution culturelle, qui a brisé la vie de tant de ses proches. Mais sur Mao? «Je ne connais pas assez bien l'histoire pour porter un jugement, dit-il prudemment. Il y a beaucoup de négatifs, mais il a permis de rétablir l'unité de la Chine. Mais bien sûr, Deng Xiao Ping a été le grand homme qui a le premier entrouvert les portes vers plus de liberté. Il n'y a pas de comparaison entre la situation actuelle et ce qui existait il y a 30 ans. Et la tenue des J.O. ne peut que contribuer à ouvrir plus grand les portes. En tant que Chinois, j'ai été choqué par le fait que des manifestants, à propos du Tibet, s'en prennent physiquement à la flamme olympique et à ceux qui la portaient. Je pense que les Jeux n'ont rien à voir avec le Tibet.» Problème sur lequel, prudemment, il se déclare «plutôt incompétent».

Et la démocratie?

«Je pense que les choses progressent. Mais dans l'état actuel de ce pays de 1,2 milliard d'habitants, avec toutes ces régions parfois antagonistes, pourrait-on du jour au lendemain organiser des élections sans provoquer une explosion générale? Ce que je sais en revanche, c'est que désormais en Chine, les gens s'expriment sans peur, ce qui est un changement radical. Et, simplement à cause de l'existence de l'internet, aucun gouvernement ne peut plus empêcher la circulation des informations et des opinions. On va dans le bon sens.»

Sa mère, toujours établie à Shenyang et qui est «restée très chinoise», s'inquiète parfois des propos publics de son génial fiston. À tort, de toute évidence: issu d'une civilisation ancienne et raffinée, Lang Lang est tout à fait capable dans son jeune âge de circuler dans le magasin de porcelaine de la politique chinoise sans cacher ses sentiments, mais sans tout renverser sur son passage.

_______________________________________________________

Le piano absolu, 304 pages, Éditions Jean-Claude Lattès, 2008.