Manal Drissi, 28 ans, est née au Maroc mais habite le Québec depuis 20 ans. Chroniqueuse au magazine Châtelaine, au journal Métro et à l'émission Plus on est de fous, plus on lit! à la radio de Radio-Canada, elle lancera la semaine prochaine la chronique «Manal plus un» sur le site web de Radio-Canada. Retour, un an plus tard, sur l'attentat de la Grande Mosquée de Québec.

Marc Cassivi: L'an dernier, tu as publié dans Châtelaine, dans la foulée de l'attentat de Québec, une chronique percutante où tu évoquais ta colère face à ceux qui disaient ne pas avoir vu venir le drame. Un an plus tard, quel est ton bilan?

Manal Drissi: Je pense que somme toute, ç'a été une année qui a ouvert les yeux à beaucoup de gens. Ç'aurait été la moindre des choses que ce soit pris au sérieux auparavant, mais au moins, il y a eu un certain «wake-up call» au sein de la population et des élus. Trop de gens ont cru que ça ne pouvait pas arriver ici. Il y a eu beaucoup de complaisance face à ceux qui mettent des croix gammées et qui envoient des têtes de porc. Les choses n'arrivent pas du jour au lendemain.

Marc Cassivi: On s'est donné bonne conscience en marchant dans les rues, mais rapidement, ça s'est évanoui. Je n'ai pas le sentiment d'une empathie durable, ancrée et profonde. On commémore le drame de Poly le 6 décembre depuis presque 30 ans. Je ne pense pas que dans 30 ans, on se souviendra de la même manière que l'attentat de Québec a eu lieu un 29 janvier...

Manal Drissi: Certains trouvent qu'on en a déjà assez parlé! Parce que malgré la solidarité des gens et leur bonne foi, on considère ça comme un acte isolé. Et pourtant, la police de Québec confirme que la moitié des menaces haineuses ont été dirigées envers les musulmans à Québec en 2017. C'est énorme. Sans doute qu'il y a plus de dénonciations. En même temps, personne ne veut être le musulman qui se plaint d'avoir été persécuté.

Marc Cassivi: Je regardais l'émouvant reportage d'Enquête de jeudi dernier, et je me disais que les survivants du drame et les proches des victimes avaient un discours d'ouverture envers la société d'accueil assez incroyable dans les circonstances. Ils auraient pourtant toutes les raisons d'être en colère. Est-ce parce qu'il n'y a pas d'autre discours acceptable de leur part?

Manal Drissi: La seule fois où je me suis prononcée sur ces questions sans prendre le temps de dire «Je le sais qu'au Québec on n'est pas tous racistes», la première chose qu'on m'a reprochée, c'est de ne pas être reconnaissante. Ça va de soi que je suis reconnaissante ! Mais suis-je obligée de toujours le réitérer, de professer mon amour avant de critiquer la société dans laquelle je vis? Est-ce qu'on attendrait ça de moi si j'avais un nom «de souche»? Sans m'en rendre compte, je préviens les coups en disant: «Oui on est bons, oui on est beaux, oui on est fins et accueillants, mais...» Je regardais le reportage et je trouvais, comme toi, qu'on déchargeait en quelque sorte sur les victimes la responsabilité d'être le trait d'union avec le reste de la société.

Marc Cassivi: Si on risque à terme d'oublier Québec, à mon avis, c'est parce que les victimes restent pour bien des gens des étrangers. Contrairement à Polytechnique. «Nous» n'avons pas été attaqués... Mais nous avons créé un climat qui a permis ce genre de drame. Notamment par la banalisation des discours islamophobes dans les médias.

Manal Drissi: C'est un climat où une personne se radicalise sans que son entourage s'en rende compte parce qu'on minimise l'existence même de la radicalisation de l'extrême droite au Québec.

Marc Cassivi: En regardant le reportage d'Enquête, je me suis aussi dit que les gens, même ceux qui sont xénophobes pour toutes sortes de raisons, ne pourraient rester insensibles à la souffrance d'autres êtres humains qui vivent parmi eux.

Manal Drissi: Tu peux y arriver, si tu as déshumanisé l'autre. C'est ça, le risque, quand le narratif c'est «noir ou blanc», «bon ou mauvais». Il n'y a pas de nuance. C'est une essentialisation des musulmans alors qu'on parle de gens qui viennent de dizaines de pays différents. Tu considères que l'autre est une menace assez grande pour ne pas avoir besoin de ressentir d'empathie à son égard. Ce ne sont plus des personnes, mais une idée, une image. Je me suis confrontée à ça après avoir diffusé une vidéo qui a beaucoup circulé à la suite du cafouillis de la fausse nouvelle de TVA (sur la mosquée de Côte-des-Neiges). J'ai reçu beaucoup plus de bons que de mauvais commentaires...

Marc Cassivi: Et les mauvais commentaires, je présume, étaient d'une violence inouïe...

Manal Drissi: Oui. L'internet aussi déshumanise les gens. J'ai reçu un message violent d'un gars de La Meute auquel j'ai répondu sarcastiquement, qui m'a valu une réponse encore plus violente. De fil en aiguille, le ton a changé et j'ai proposé qu'on se rencontre face à face, pour ajouter le facteur humain à l'échange. On a convenu d'un rendez-vous qui a finalement été annulé à la dernière minute. Mais il m'a dit: «Je veux juste t'avertir, avant qu'on se rencontre, que t'arriveras pas à me convertir.» Pendant une fraction de seconde, je me suis demandé s'il parlait de féminisme. Convertir à quoi? Il m'a répondu: «À ta religion!»

Marc Cassivi: «Tu m'auras pas!» Alors que tu mesures à peu près 5 pi...

Manal Drissi: Et que je suis athée! Il a pris la peine de me prévenir de ses craintes...

Marc Cassivi: Est-ce qu'un dialogue est possible dans ces circonstances?

Manal Drissi: Oui, mais a-t-on les plateformes et les ressources en place pour créer assez de rencontres afin que ça ne dérape pas? On part de loin. Il faut construire des ponts. Le fils d'une des victimes de l'attentat de Québec le disait dans le reportage d'Enquête. S'il n'y a pas un effort généralisé, dans toute la population, d'aller les uns vers les autres, c'est la propagande qui va gagner, les «fake news» et les images stéréotypées de la communauté musulmane: des burqas et des hommes qui prient, alors que c'est la réalité d'une infime minorité.

Marc Cassivi: On a parlé six fois plus des groupes d'extrême droite québécois dans les médias en 2017 qu'en 2016 (selon Influence Communications). Est-ce qu'on joue le jeu de l'extrême droite?

Manal Drissi: On joue le jeu des groupes d'extrême droite lorsqu'on en parle de manière complaisante dans les médias. «Ils promeuvent des idées!» Des idées qui discriminent une partie de la population...

Marc Cassivi: En étant complaisants, on banalise leur discours haineux?

Manal Drissi: On les rend presque sympathiques. «Le cousin de mon beau-frère est dans La Meute et c'est pas un mauvais gars!» On humanise ce que l'on connaît et on déshumanise ce que l'on ne connaît pas. Jamais un groupe de musulmans ne pourrait s'exprimer comme La Meute. Ça ne passerait pas.

Marc Cassivi: Il y a là aussi deux poids, deux mesures. Au Québec, le «bon immigrant», c'est celui qui répète comment sa société d'accueil est accueillante et qui a un faible pour la poutine!

Manal Drissi: Oui, et qui joue au hockey cosom, comme dans le reportage d'Enquête... Aux États-Unis, on se désole davantage du jeune homme noir qui allait à l'université et qui a été tué par la police.

Marc Cassivi: On a l'empathie à géométrie variable. En avril, l'animateur de radio de Québec Dominic Maurais a fait une pub pour St-Hubert où il disait, en somme: tout est bon dans le cochon mais la tête, on laisse ça aux étrangers.

Manal Drissi: Aux «étranges»...

Marc Cassivi: Comment peut-on dire ça, trois mois après l'assassinat de six musulmans à Québec, alors que quelques mois plus tôt, quelqu'un a envoyé en « cadeau » une tête de porc à une mosquée?

Manal Drissi: Je n'en ai aucune idée. Comment peut-on avoir une tribune pour dire ça?

Marc Cassivi: Et ne pas la perdre après avoir dit ça! Certains ont perdu leur job à la radio pour moins que ça... avant de s'en trouver un autre.

Manal Drissi: La nuance, ce n'est pas vendeur. Ce qui me fait peur, c'est qu'il ne réalise pas la portée de sa parole. Il ne réalise pas que de renforcer ces idées-là chez certaines personnes qui ne sont pas bien, qui sont paranoïaques ou qui vivent de l'anxiété face à l'éventualité d'une menace terroriste, c'est dangereux. Quand j'ai vu la fausse nouvelle sur la mosquée de TVA, j'ai été complètement découragée. Une fois que les gens y ont cru, tu ne peux plus les faire changer d'idée. Ils ont vécu l'émotion, la peur. Quand j'ai vu ça, je me suis dit qu'on ne pouvait plus blâmer les gens d'être islamophobes. Si j'étais à leur place, avec les fausses informations qu'on me donne et les théories du complot que ça nourrit, moi aussi, j'aurais des préjugés et je ferais des amalgames douteux. Ce n'est pas aux gens de faire le tri de ce qui est de l'information valable lorsqu'on parle d'un grand média comme TVA. J'ai peur que ça devienne un cercle vicieux. Que le rejet cause le repli et que le repli justifie le rejet.

Marc Cassivi: De toute façon, il n'y a pas d'islamophobie au Québec, semble-t-il. Ça doit faire de nous une société distincte. À mon avis, une société qui refuse de discuter et de réfléchir à ce genre de problème manque cruellement de maturité. Un an plus tard, est-ce qu'il y a quand même place à l'optimisme?

Manal Drissi: On n'a pas le choix de rester optimistes.