La crise qui frappe la presse écrite aura-t-elle raison de Libération, le journal emblématique de la gauche française? Cette fois, la situation est tellement grave qu'on craint le dépôt de bilan.

Selon l'actionnaire principal du journal, Bruno Ledoux, il faut trouver de nouvelles sources de financement, car Libé, comme l'appellent les Français, perdrait environ 1 million d'euros par an (son chiffre d'affaires est évalué à 55 millions d'euros). Pour réduire les dépenses, on avait déjà envisagé quelques mesures : baisse de salaires, départs volontaires à la retraite, temps partiel, etc. Depuis l'automne, une dizaine d'employés travaillaient à un plan de redressement.

Puis, la semaine dernière, sans crier gare, Bruno Ledoux a proposé un plan aux journalistes qui, le jugeant inacceptable, ont riposté par une journée de grève. Vendredi dernier, Libé n'a donc pas paru et son site web est resté figé toute la journée. Le soir même, l'actionnaire proposait une nouvelle stratégie avec l'ambition de transformer le quotidien en «réseau social, créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias», disait la lettre envoyée aux employés.

On proposait aussi de transformer le siège social du journal en «espace culturel-restaurant-bar-studio-radio-incubateur de start-up» qui serait conçu par le designer Philippe Starck dans le but d'en faire, toujours selon M. Ledoux, un «Flore du XXIe siècle». La salle de rédaction serait déplacée ailleurs.

Lorsque les journalistes ont pris connaissance du plan, ils ont d'abord cru à une blague. «Pendant une heure, on était réellement convaincus que c'était un pastiche, raconte le journaliste Marc Semo, joint au téléphone par La Presse. On cherchait qui, dans la salle, était l'auteur de ce coup.»

Ce n'était finalement pas une blague, et les journalistes ont répondu dans le numéro de samedi avec, à la une, un message percutant: «Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up...» Cinq pages étaient consacrées à la crise qui secoue le journal. Comment expliquer que la direction de Libération ait laissé passer un tel coup d'éclat? «Sérieusement, je ne me l'explique pas, répond Marc Semo. Au fond, ça montre à quel point nos patrons sont incompétents.»

Depuis, Libé a reçu quelques appuis de la gauche - des politiciens, des médias amis, etc. - mais la rédaction a également été la cible de critiques virulentes qui ont traité ses journalistes de ringards et de réfractaires au changement.

Hier, sur Twitter, le journaliste Jean-Christophe Féraud s'étonnait: «Que s'est-il passé moralement pour que l'éventuelle disparition de Libé ne crée pas le séisme politique qu'elle devrait susciter?», a-t-il demandé.

Pour sa part, Marc Semo n'accepte pas les critiques et rappelle que Libé a été parmi les premiers médias à embrasser le changement. «On a eu une radio en 1983, une télé l'année suivante, des blogues de journalistes en 2001, on a organisé des conférences... Le problème n'est pas le refus d'évoluer mais plutôt la mauvaise gestion d'un patron, Nicolas Demorand, qui ne sait ni animer une équipe ni gérer une entreprise. Quant à l'actionnaire, il n'est pas transparent.»

Selon certains observateurs, il resterait peu de temps - certains parlent de semaines - pour régler la crise. Les délégués syndicaux du comité d'entreprise doivent s'asseoir avec la direction de Libération aujourd'hui.

Trois choses qu'il faut savoir sur Libération

1973 : fondation de Libération sous l'égide de Jean-Paul Sartre

1982 : les premières publicités font leur apparition dans le journal

2006 : départ de Serge July, cofondateur et directeur de rédaction