On a prononcé son oraison funèbre à plus d'une reprise. Et pourtant, le quotidien de référence Libération a franchi cette semaine une étape symbolique avec la publication de son 10 000e numéro. Retour sur une période stimulante et angoissante pour le journal français.

Changement de garde controversé à la direction, lectorat en déclin, revenus en baisse: le début de l'année 2013 a été pour le moins tumultueux à Libération. L'ambiance dans la salle de rédaction du célèbre quotidien français était tout, sauf festive.

Puis, au printemps, le vent a tourné. En prévision de son 10 000e numéro, l'équipe de Libé a entamé une révision en profondeur de ses façons de faire. Un virage d'abord numérique, sur lequel les patrons misent gros pour assurer l'avenir du journal.

«On est vraiment dans une phase de redéploiement, et ce numéro marque vraiment le renouveau», assure Fabrice Rousselot, directeur délégué de la rédaction, pendant un entretien avec La Presse.

Dans cette 10 000e parution, qui coïncide à peu près avec le 40e anniversaire du quotidien, les grands bonzes de Libération ont laissé entrevoir plusieurs éléments de leur nouvelle stratégie.

Dès l'automne, le journal sera doté d'un tout nouveau site web. Et, grande nouveauté, il diffusera chaque jour à 18h une édition numérique de huit pages, accessible sur les tablettes électroniques comme l'iPad.

Ce mini journal «du soir» ne sera d'abord accessible qu'aux abonnés de Libé, avant d'être offert à tous les propriétaires de tablette moyennant un faible coût, indique M. Rousselot. Une façon de s'adresser aux lecteurs pressés, mais quand même prêts à payer pour de l'information de qualité.

Libération n'abandonne pas le papier pour autant. Le quotidien lancera aussi à la mi-septembre un magazine du samedi, qui promet des contenus plus approfondis.

«La pérennité de Libé est assurée, c'est une des marques les plus fortes en France, et on est vraiment lancés dans une nouvelle stratégie multiplateforme», dit avec assurance Fabrice Rousselot.

Équilibre précaire

Si l'enthousiasme du 10 000e et du virage numérique est au rendez-vous, les difficultés de Libé demeurent bien réelles. Le tirage affiche une tendance baissière depuis le début de 2013, tout comme les revenus publicitaires. L'équilibre financier est précaire.

A priori, oui, on est à l'équilibre pour 2013, mais c'est très court, dit François Sergent, directeur adjoint de la rédaction. «On garde les budgets les plus serrés possible: à Libé, ça fait 30 ans qu'on n'a pas changé les moquettes!»

Les dirigeants du journal «coupent partout», note M. Sergent, tout en essayant de conserver le plus de ressources possible pour la réalisation de grands reportages. La rédaction compte aujourd'hui 150 journalistes, dont une vingtaine de correspondants et collaborateurs à l'étranger, précise-t-il.

Les défis qui attendent Libé sont nombreux, observe de son côté Jean-Marie Charon, grand spécialiste des médias français. Il souligne que l'érosion du lectorat s'accélère depuis le début de l'année, au moment même où le journal se cherche une nouvelle identité.

«Ce qui est inquiétant avec Libération, on le dit depuis longtemps, c'est un journal qui n'a pas su rajeunir son lectorat, soulève l'expert. Il a des lecteurs de la génération post-soixante-huitarde.»

Le tirage payant de Libération s'est élevé à environ 119 000 exemplaires par jour l'an dernier en France, selon les données de l'Association pour le contrôle de la diffusion des médias (OJD). Il y a cinq ans, c'était 132 000 (en comparaison, celui de La Presse s'élève à 215 000 en semaine, sans compter les 225 000 utilisateurs de La Presse+ sur l'iPad.)

Qu'importe les pronostics, les patrons de Libé sont persuadés d'arriver à réinventer le journal encore une fois, soulignant avoir été «enterrés plein de fois».

«Peu de gens disaient en 1973 qu'on avait de bonnes chances de survie et ça fait 10 000 numéros, dit François Sergent. On a survécu, alors que plusieurs autres ont disparu...»