Comment fait-on pour innover quand on évolue dans une industrie en crise? C'est la question que La Presse souhaitait poser à Robert Safian, rédacteur en chef du magazine Fast Company (FC), un mensuel qui s'intéresse à l'innovation dans le monde des affaires. Invité à prononcer une conférence dans le cadre de C2-MTL, un événement consacré à la créativité qui avait lieu à Montréal la semaine dernière, M. Safian estime que la crise actuelle force les médias à faire des choix.

«Du point de vue des consommateurs, il n'y a pas de crise des médias, au contraire, lance Robert Safian. Il y a plus de contenu aujourd'hui que jamais auparavant. Que ce soit Twitter, les blogues ou les médias traditionnels, les sources se sont multipliées, ce qui exerce une immense pression sur les médias, car il y a tellement d'autres endroits pour obtenir de l'information et pour annoncer son produit.»

«Plus vous êtes un média d'information qui diffuse la nouvelle du jour, plus cette pression est forte, poursuit le journaliste de 48 ans qui a été directeur à Money, Forbes et TIME avant de diriger FC. Être le premier n'est plus LE critère car c'est désormais impossible de l'être. Il faut trouver une autre valeur.»

Robert Safian explique qu'à son arrivée au magazine, il a fait l'exercice de déterminer ce que ne serait PAS FC. «Il faut déterminer qui ne vous lira pas et quelle histoire vous ne raconterez pas. Quand on essaie de plaire à tous, on devient fade et on ne plaît à personne. Or, on veut s'adresser à un auditoire passionné. À FC, j'ai décidé qu'on ne couvrirait pas trop Wall Street. C'est étrange pour un magazine d'affaires, mais il y avait des raisons pratiques: d'autres publications avaient de meilleures relations et de meilleures ressources dans ce milieu et je n'étais pas convaincu qu'on pouvait apporter quelque chose de plus. Sur le plan philosophique, ce choix nous permettait de tourner le dos aux notions de profits, de résultats trimestriels, de valeur des actions, etc. On ne voulait pas être cela.»

Robert Safian estime en outre que la couverture exhaustive des milieux financiers a quelque chose de malsain à la longue. «J'ai des amis qui font un travail fantastique dans la presse financière, mais quand vous couvrez Wall Street, vous passez beaucoup de temps à interviewer des gens qui font beaucoup plus d'argent que vous et qui ne vous traitent pas très gentiment. Quand quelque chose ne va pas dans leurs affaires, vous prenez un certain plaisir à en parler et vous finissez par toujours écrire sur ce qui ne va pas. À FC, nous avons donc saisi l'occasion de parler de ce qui va bien dans le monde des affaires puisque peu de médias le font. Et je dirais que cette opportunité existe pour d'autres médias à l'heure actuelle puisqu'on parle rarement de ce qui va bien dans le monde de la culture, de la politique, etc. Bien sûr, il doit y avoir un équilibre et si nous pouvons parler de ce qui va bien, c'est parce que d'autres médias couvrent ce qui va moins bien. Cette approche ne plaira pas à tous les lecteurs, cela dit, d'où l'importance de bien définir son public cible et sa mission.»

Le prestige du papier

Dans un monde où on répète ad nauseam que le papier est mort, pourquoi conserver le magazine papier? FC pourrait-il devenir une opération exclusivement web? «Il y a quelques années, on se reposait beaucoup plus sur l'imprimé, alors que maintenant, nos opérations sont plus équilibrées. Nous avons 725 000 abonnés payants au magazine et 6,5 millions de visiteurs uniques chaque mois sur notre site web. À long terme, je crois que le magazine deviendra un véhicule de marque pour la marque FC. Quand je vais à Silicon Valley rencontrer des gens d'affaires, ils me disent: Pourquoi garder un magazine papier? C'est dépassé. Mais quand un reporter du site web les contacte pour une entrevue, ils ont peut-être du temps ou peut-être pas alors que si un reporter du magazine papier les contacte, là ils ont du temps et ils veulent voir leur photo dans le magazine. Il y a donc une valeur dans ce médium, même si la communauté techno n'y croit plus. J'ajouterais que dans un monde où il y a tellement d'information et de bruit - je ne suis pas seulement en compétition avec d'autres magazines, je le suis avec YouTube et Angry Birds -, un magazine qu'on peut lire loin de notre téléphone ou de notre tablette et qui nous permet de réfléchir différemment a aussi une valeur.»

Cela dit, Robert Safian demeure réaliste face aux difficultés vécues par l'industrie des médias. «FC va bien, mais je dis souvent à mes employés (environ 40 personnes à temps complet): «Chaque jour que nous venons et que la porte est ouverte, c'est une bonne journée. Le jour où la porte n'ouvrira plus, on fera autre chose.» J'ai toujours cru qu'être journaliste était davantage une vocation qu'une profession. Même si nous ne sommes pas parmi les professionnels les plus populaires lorsqu'on pose la question dans un sondage, je crois qu'à long terme, les gens reconnaissent que nous faisons quelque chose qui a une valeur dans notre société.»