Témoignage de première main sur l'horreur de la persécution des juifs par les nazis, Le journal d'Anne Frank est au coeur d'une controverse en France, où le fonds qui détient ses droits s'inquiète d'initiatives pour le faire tomber dans le domaine public en 2016.

La législation française, conforme à une directive européenne de 1993, prévoit qu'une oeuvre tombe dans le domaine public le 1er janvier suivant les soixante-dix ans de la mort de son auteur «ou du dernier auteur survivant».

Propriétaire des droits de ce succès planétaire, le Fonds Anne Frank, dont le siège est à Bâle, estime que Le journal d'Anne Frank est une «oeuvre posthume», publiée longtemps après la mort de la jeune fille en 1945 au camp de concentration de Bergen-Belsen (Allemagne).

Contre l'avis de chercheurs, il juge que l'ouvrage ne devrait tomber dans le domaine public, et donc être accessible à tous gratuitement, qu'après 2030, la loi française repoussant le délai à 80 ans pour les auteurs ayant péri en temps de guerre.

Voire après 2050, soit 70 ans après la mort d'Otto Frank, le père de la jeune fille, son coauteur selon le Fonds. Otto Frank a rassemblé les écrits d'Anne, en a coupé une partie qu'il jugeait trop personnelle, et c'est lui qui a arrangé la version du livre que l'on connaît aujourd'hui.

La première version du Journal d'Anne Frank a été publiée en France en 1950. La version intégrale est sortie dans les années 1980.

«Si la règle générale est celle des 70 ans PMA (post mortem autoris), de nombreuses exceptions existent telles que celles relatives aux oeuvres posthumes», a expliqué le Fonds Anne Frank, dans la revue spécialisée française Livres Hebdo.

Le journal d'Anne Frank, écrit par l'adolescente juive de 13 ans entre juin 1942 et août 1944 pendant qu'elle se cachait avec sa famille à Amsterdam, a été publié pour la première fois en néerlandais par son père en 1947, et traduit dans plus de 70 langues.

Le livre, devenu un phénomène d'édition, a été vendu à plus de 30 millions d'exemplaires. Plusieurs versions de l'oeuvre ont été éditées par la suite et toutes sont encore protégées à l'heure actuelle partout dans le monde.

«Chère Anne, je libère ton texte»

Mais les arguments du Fonds sont contestés en France, où un enseignant chercheur, Olivier Ertzscheid, vient de monter au créneau sur le site internet d'information Rue 89, dans un billet intitulé «Chère Anne Frank, je libère ton texte, en toute illégalité».

«Qui sont-ils, Anne, pour s'opposer ainsi à l'entrée de ton journal dans le domaine public?», s'insurge l'universitaire, qui a décidé de mettre en ligne les deux versions du Journal d'Anne Frank.

Isabelle Attard, une chercheuse par ailleurs députée écologiste militant pour l'élargissement du domaine public, estime elle aussi que «l'interprétation» du Fonds Anne Frank est «fausse».

«L'oeuvre originale, à savoir le Journal tel qu'Anne Frank l'a écrit en 1942, n'a qu'une seule auteure», insiste la parlementaire.

Elle juge que le récit de la jeune fille, disparue dans l'enfer des camps, doit entrer dans le domaine public le 1er janvier 2016. «Je suis prête à le maintenir devant les tribunaux», affirme-t-elle, affichant l'intention de publier à cette date la version originale du Journal d'Anne Frank... en néerlandais.

Isabelle Attard assure «comprendre l'inquiétude» de certains de voir des négationnistes s'emparer de l'oeuvre d'Anne Frank, une fois dans le domaine public, pour insulter sa mémoire, mais elle la juge «inutile». «Seuls les droits patrimoniaux du Journal d'Anne Frank disparaîtront ce 1er janvier. Les droits moraux, eux, sont imprescriptibles en France», avance-t-elle.

Un juriste spécialiste du droit d'auteur en France, Lionel Maurel, s'est insurgé de son côté sur son blog contre «une législation byzantine sur les oeuvres posthumes». «Il arrive un point où l'absurdité de la règle de droit mérite qu'on lui oppose des actes de désobéissance civile», a-t-il affirmé.