Un 14e polar en 29 ans. Qui est par ailleurs la 11e enquête, particulièrement éclatée, du commissaire fictif Jean-Baptiste Adamsberg. Et dont le premier tirage est de 300 000 exemplaires. Bref, après quasi quatre ans d'attente, voici Temps glaciaires de la très populaire et infiniment discrète Fred Vargas. À qui on doit justement le sympathique néologisme «rompol» - comme dans ROMan POLicier.

Nous devions nous parler un mardi, très tôt - car Fred Vargas limite sa vie publique aux mardis. Seulement voilà: l'ex-militant d'extrême gauche italien Cesare Battisti, dont Vargas est l'ardente défenseure depuis 2004, était ce jour-là menacé d'extradition du Brésil. Et cela, pour la créatrice du commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, prenait le pas sur tout, entrevues, promotion et le toutim.

Dommage? Oui et non. Oui, car cette 11e enquête d'Adamsberg et de son hétéroclite brigade criminelle du 13e arrondissement de Paris est particulièrement représentative de l'univers éclaté de Fred Vargas, d'où une foule de questions possibles. Et non, parce que cela donne vraiment une idée de cette drôle de personne qu'est Vargas, électron libre dans le monde très formel de l'édition française, plus engagée qu'engageante...

Entre Terreur et Islande

Pourquoi Temps glaciaires? Parce qu'il y est question à la fois d'un îlot froid, inhospitalier et perdu en Islande et du glacial Robespierre, cet homme politique français (1758-1794) qui a marqué la Révolution française et particulièrement ce qu'il est convenu d'appeler la Terreur: l'ère des exécutions de masse arbitraires à la guillotine, sous la gouverne du tribunal révolutionnaire à Paris entre 1792 et 1794. Entre les faux suicides, l'apparition d'un mystérieux signe en forme de H et des virées dans la région des Yvelines (dans un endroit baptisé. Le Creux!), le 14e rompol de Vargas ne craint pas de s'échouer sur ledit îlot frigorifié ou de plonger dans la torride reconstitution des grands discours de Robespierre. Improbable? Bienvenue chez Vargas!

On l'aura compris, ce n'est ni l'histoire avec un grand H ni l'érudition qui font reculer l'auteure parisienne, surtout que, ô réconfort pour l'ignare que nous sommes souvent, son commissaire Adamsberg est le premier à méconnaître à peu près tout ce qui est historique! C'est là qu'entre en fonction son adjoint, l'étonnant et fort imbibé Adrien Danglard, dont l'immense savoir n'a de pareil que son immense mémoire. Comme dans toutes ses précédentes enquêtes, Fred Vargas réussit ainsi à instruire sans mépriser. Respect...

En contrepartie de ces deux pôles extrêmes, soit l'Islande énigmatique et le Paris révolutionnaire, le roman abonde en sous-thèmes et personnages: un sanglier prénommé Marc, d'envahissants gratterons (l'équivalent de nos «pique-pique» qui s'accrochent aux bas des pantalons), les enfants négligés, une enquête comme une «pelote d'algues» inextricables, une dizaine de personnages féminins secondaires extrêmement attachants, les pommes de terre paillasson, le brouillard meurtrier, les spectres qui hantent certains lieux, l'hypermnésie, les secrets de famille, les reconstitutions historiques... Tout cela au fil de dialogues enlevés et parfois carrément jubilatoires.

Le grand thème de ces Temps glaciaires, c'est toutefois le charisme. Le charisme complet que peut exercer un être humain ou un lieu sur les autres. Le charisme qui animait par exemple Robespierre, mais aussi Hitler et autres grands orateurs dont on ne s'explique pourtant pas le pouvoir. Celui qui habite certains meurtriers, mais aussi Adamsberg lui-même, capable de magnétiser toute sa brigade de policiers iconoclastes. Jusqu'à ce que ce magnétisme provoque l'autre extrême, la trahison, la désertion et pourquoi pas la mutinerie.

Je est tous les autres

Les fervents de Vargas remarqueront peut-être que ces Temps glaciaires est le «rompol» dans lequel le commissaire Adamsberg et sa propension à la rêverie n'occupent pas toute la place. Chacun des membres de la brigade criminelle du 13e arrondissement de Paris est aussi fondamental dans le déroulement de l'enquête, pour le plus grand plaisir du lecteur.

La brigade, les proches d'Adamsberg, tout comme les pêcheurs d'un minuscule village islandais, tous participent à l'étrange rituel et cela n'est pas sans rappeler au lecteur que Fred Vargas a une soeur jumelle, Jo, avec qui elle peaufine ses livres, et un fils, Baptiste, qui vérifie tous les faits. Travail solitaire et travail d'équipe donc, que ces rompols, ces polars français et fins signés Vargas.

Dans celui-ci comme dans bien d'autres, Adamsberg lance parfois les mots: «Je reviens». Il est bel et bien revenu.

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Temps glaciaires. Fred Vargas. Flammarion, 496 pages.