Une baleine s'échoue sur les côtes rudes d'un petit port de pêche de Terre-Neuve. C'est un don de la mer, et les gens de Paradis Profond sortent leurs couteaux et se mettent à dépecer la bête sur la grève. Une surprise les attend : la baleine contient un homme encore vivant, blanc comme la neige, muet, et qui pue le poisson pourri.

La première scène du roman de Michael Crummey, une des voix de la société distincte de Terre-Neuve, donne le ton. Tenez-vous prêts à tout, habituez- vous au surnaturel dans ce récit peuplé de toutes sortes de personnages impossibles. Crummey nous a rendu le service d'inclure un arbre généalogique au début du livre, car son histoire saute d'un siècle à un autre sans préavis. Mais si vous êtes comme moi, vous cesserez de consulter l'arbre en question pour n'écouter que le rythme et les nombreuses merveilles de Paradis Profond.

Puisqu'on est à Terre-Neuve, folklore celte et catholicisme sont au rendez-vous. Les bonnes sorcières du village guérissent un enfant en le passant entre les branches d'un pommier. Le ménage de M. et Mme Gallery est secoué par la jalousie du mari, qui finit par tuer leur enfant, qu'il croit être d'un autre, et se tuer lui-même. Pas content de ce forfait, Gallery revient hanter le village et sa femme. Le père Phelan, croyant que Gallery est revenu sur Terre pour exorciser ses péchés, fait l'amour vigoureusement à sa femme devant lui jusqu'à ce que son fantôme disparaisse.

Les conflits sociaux sont là aussi. Entre protestants et catholiques, entre le marchand du village et les pêcheurs qui sont éternellement endettés. Les malédictions volent de tous les côtés, et s'il faut brûler la maison d'un tel parce qu'il a réclamé justice, on y va sans remords. Les prix du poisson et les sautes d'humeur de la morue qui refuse de se montrer au bon endroit au bon moment donnent un air d'actualité au livre.

La tradition des «mummers» permet tous les mauvais coups. Les«mummers» passent à Noël, portant des vêtements féminins, chantant des refrains grivois et exigeant de la boisson. Protégés par leurs déguisements, ils règlent des comptes avec leurs ennemis, même si l'origine de la dispute s'est perdue dans la brume des temps.

Juda, l'homme craché par la baleine, est source de magie aussi. Il ne perd jamais son parfum écoeurant, mais réussit à trouver une femme et à fonder une famille. Une odeur de sainteté accompagne celle du poisson pourri : même s'il est innocent, il accepte d'aller en prison pour les mauvais coups des «mummers ». Emprisonné dans le port, il se met à décorer les murs de sa cellule avec des vers de la Sainte Bible, lui qui ne sait ni lire ni écrire. Les miracles n'ont pas de fin dans l'univers de Michael Crummey.

Bien sûr, il faut aimer le réalisme magique pour apprécier ce roman, et parfois l'auteur aurait gagné à faire un usage plus sobre de ses effets spéciaux. Mais ce livre n'a pas d'égal pour vous faire découvrir l'esprit de Terre-Neuve.

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Du ventre de la baleine. Michael Crummey. Traduit par Lori St-Martin et Paul Gagné. Boréal, 442 pages.