Neuf ans après Life of Pi, Yann Martel ne pouvait tout simplement pas renaître à la littérature avec un roman quelconque. Ses millions de lecteurs attendaient. Son éditeur priait pour que l'illustre inconnu, qui, en 2002, a étonné tout le monde en décrochant le Man Booker Prize, soit encore inspiré. On ne sait jamais: peut-être que Stephen Harper, engagé malgré lui dans un dialogue littéraire avec Martel, était-il lui aussi impatient de dévorer le nouvel opus de son mentor...

De fait, Beatrice & Virgil, paru la semaine dernière dans sa version originale anglaise, est un roman très peu conventionnel, mais surtout hanté par le spectre de Life of Pi. Une apparente autobiographie - les écrivains ne sont-ils pas les maîtres de la confusion des genres et des réalités? - occupe toute la première partie, comme une sorte de clé pour comprendre la fable animalière. La somme du livre est une touchante et cruelle allégorie composée dans une langue simple et claire, qui favorise une description précise et ouverte des concepts et des émotions.Sur toutes les tribunes (et aussi dans son entrée en matière), Martel annonce que son livre porte sur l'Holocauste. Cela est possible. Mais au bout du compte, c'est aux lecteurs de décider. À nous de départir l'humain de l'animal, le vrai du faux, dans cette mise en abîme qui n'est finalement pas si loin du fameux «flip book», projet de départ de Martel. Futé et rusé, le globe-trotter qui prétend vivre à Saskatoon...

Toujours est-il que son narrateur consacre plusieurs pages à expliquer que l'histoire qu'il raconte est celle d'un romancier qui, malgré l'incroyable succès de son précédent opus, mène une vie on ne peut plus modeste et normale.

Henri file un bonheur confortable et tranquille auprès de sa femme Sarah, enceinte de son premier fils, Théo. Le couple, libre de contraintes financières, décide de s'installer dans une grande ville qui «pourrait être New York, Paris ou Berlin». Henri se fait embaucher dans la «chocolataria» où il a ses habitudes, parce qu'il s'y sent bien et admire les convictions de ses propriétaires fondateurs. Sarah, infirmière, se fait embaucher dans une clinique qui traite les dépendances. Ils adoptent un chien (Erasmus) et un chat (Mendelssohn). Et bébé fera cinq, dans cette paisible ménagerie.

Confort et nécessité

Écrire ou s'abstenir, quand le confort a remplacé la nécessité? La sécurité et le bonheur matrimoniaux procurent au héros un syndrome classique de la page blanche. Pour Henri, c'est l'arrivée prochaine de son héritier qui fait renaître l'urgence de créer. «A story is life that makes sense», dit le narrateur. Bébé Théo est une plume qui ramène l'auteur sur la voie de l'écriture. Un enfant va venir au monde. Il faut écrire une belle histoire pour garder vivante la mémoire des horreurs du passé. Mais la fiction ne vient pas sans ses dangers, surtout quand il s'agit d'«anthropomorphiser» des animaux et de parler de l'Holocauste. Un sinistre taxidermiste fait intrusion dans la vie d'Henri, par la voie d'une missive. Il lui demande de l'aide pour donner vie à un dialogue théâtral entre Beatrice, un âne, et Virgil, un singe. Après un détour du côté de chez Flaubert (avec un extrait de La Légende de Saint-Julien l'Hospitalier), Martel s'offre une plongée chez Dante. Et même si le carnaval est animalier, descente aux enfers il y aura.

La suite relève de l'histoire, de la mythologie. La vie continuera, malgré des événements horribles. L'humanité va survivre. Des animaux écoperont. Mais est-ce que des mots ont l'autorité nécessaire pour décider de qui est un homme, une femme, un bébé, un chat, un chien, un âne, un singe et un taxidermiste? Et les personnages d'une pièce de théâtre ou les morts anonymes envoyés dans une fosse commune sont-ils moins «réels» que les protagonistes d'un roman ou son auteur? Yann Martel fait bien attention de ne pas répondre à ces questions. C'est à ses lecteurs de décider.

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Beatrice & Virgil. Yann Martel. Random House (Knopf Canada), 224 pages.