«Un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain.» Le «penseur privé» Cioran, après avoir tout démoli dans ses sombres essais, souvent désespérés et pourtant lumineux et revigorants par la puissance et l'élégance de la phrase, a maintenant droit au traitement royal des Cahiers de l'Herne, cette prodigieuse collection de documents, de textes inédits et de dissertations portant sur les plus grands écrivains.

Dans sa jeunesse, aux premières aubes de la Deuxième Guerre mondiale, donc avant les camps de la mort, le Roumain Cioran a flirté avec le fascisme, emporté, de son propre aveu, par la nouvelle fièvre nationale d'un pays triste et laissé pour compte. Ce n'est pas une rumeur, c'est un fait connu et documenté. Les essayistes français, épluchant les vieux articles du penseur précoce, en font évidemment tout un cas, avec raison parfois, mais aussi avec une certaine mauvaise foi : ce serait mal comprendre Cioran que de le présenter en militant résolu au combat vers la pureté de la race. Oui, il a admiré Hitler (et il n'était pas le seul !). Mais la lutte de cet écrivain admirable, authentique esthète prêt à «mourir pour une virgule», était une lutte contre l'univers, voire une lutte contre ce Dieu qui l'a tant déçu et auquel il a voulu croire. Son père était pope orthodoxe.

Cioran aura été, de toute sa vie d'écrivain, une sorte d'éternel adolescent, à la fois fâché, triste et enthousiaste, solitaire et grégaire, «mystique raté» qui sait penser et écrire. Toute son oeuvre respire à la fois la colère, le dégoût, le regret, le remord mais aussi, mystérieusement, l'humour, l'amour et l'espoir: il disait qu'il écrivait pour les jeunes gens et les concierges, c'est-à-dire pour le «vrai monde». S'il a étudié et même enseigné un peu la philosophie, il n'a jamais revendiqué le statut de philosophe et n'a jamais véritablement pris part aux débats intellectuels. Cioran est un peu le contraire de Camus, même si ces deux-là, au fond, partageaient les mêmes vues.

L'Herne lance donc ici une grosse brique absolument fascinante mais peu modique (81 $) destinée principalement aux fanas de Cioran, mais aussi aux intéressés et aux curieux qui ne connaissent de son oeuvre que le fameux Précis de décomposition, son premier ouvrage écrit en français, paru en 1949 chez Gallimard. Foisonnant d'écrits peu connus ou non publiés, d'hommages, de portraits écrits, de témoignages, de lettres, de correspondances et, au coeur du livre, d'une jolie sélection de photographies dûment choisies (dont une, très émouvante, montrant Cioran en 1995, proche de la mort, accompagné de son vieux frère Aurel), ce livre est la consécration d'un auteur mal compris, assimilé aux nihilistes alors que ses textes étaient, de manière détournée, de vrais toniques qui donnent du coeur au ventre. On retrouve dans les pages de cette bible quelques propos de Mircea Eliade, Gabriel Marcel, François Mauriac et Michel Onfray, parmi une soixantaine de «contributeurs» dont l'énigmatique Simone Boué, aujourd'hui décédée, compagne amoureuse de Cioran pendant de longues années, institutrice de son état, l'ombre d'un homme qui a toute sa vie voulu passer pour une ombre et qui, selon Boué, était aussi caractériellement imprévisible qu'un chat.

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Cioran



Cahiers de L'Herne

541 pages, 81,00 $